Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde. Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
Dans le cadre de la crise climatique, Patrice Maniglier entend son rôle de philosophe comme un devoir de « compliquer le problème ». Selon lui, le réchauffement climatique implique de repenser complètement ce que signifie exister à partir de la notion de terrestre. Si les terrestres ont fabriqué la terre, ils mettent aujourd’hui en danger son habitabilité. Dans un tel contexte, c’est aussi la question du savoir et de la technique qu’invite à redéfinir la notion de terrestrialité. Nous ne vivons pas sur une planète indifférente et passive mais une planète avec laquelle nous interagissons. Patrice Maniglier aime dire que « nous dansons avec la terre ». Selon le philosophe, la justice sociale n’est pas un luxe mais une nécessité terrestre absolument vitale et l’heure est désormais venue de l’institution. Le philosophe devant, lui, jouer un rôle de diplomate en confrontant les différentes visions du monde, sans délaisser sa tâche de mobilisation afin de transmettre le courage et la joie de penser.
Engagée pour la défense de l’élevage paysan, Jocelyne Porcher refuse de confondre industrie et élevage, qui n’ont selon elle aucune continuité historique ou technique. Auparavant éleveuse dans les porcheries industrielles, son expérience lui a permis de poser des hypothèses nouvelles sur les relations affectives entre éleveurs et animaux et sur le croisement et la contagion des souffrances entre humains et animaux dans les systèmes industriels. La notion de travail est au cœur de sa réflexion sur l’élevage, les rapports de domestication étant construits par le travail, la question des conditions de travail est inévitable. Elle observe que dans de bonnes conditions les animaux sont curieux et s’investissent dans le travail, tandis que dans des conditions dégradées, ils sont aliénés, perdus pour eux même, avec une existence dénuée de sens. Dans cet entretien, la sociologue s’exprime également sur la question de la mise à mort, qu’elle considère impliquer une réflexion plus générale sur le droit de faire circuler la vie.
Également interrogée sur le mouvement de libération animale, initié dans les années 1970 aux États-Unis et porté par le philosophe Peter Singer, Jocelyne Porcher l’analyse comme une réaction des citoyens à la rupture par l’industrialisation du cycle du don entretenu avec les animaux depuis près de 10 000 ans, et se désole que ce mouvement se débarrasse du problème moral en se débarrassant des animaux.
Dans cet entretien, la philosophe propose de nouvelles Lumières afin de tenir compte de notre dépendance à l’égard des autres vivants. S’il convient de rester critique envers les fondements du processus toujours inachevé des Lumières, Corine Pelluchon refuse de renoncer au socle de principes qui caractérise ce mouvement : l’autonomie, l’égalité, l’unité du genre humain et la rationalité sont indispensables pour combattre le retour des anti-Lumières.
La philosophe aborde également une réflexion sur les enjeux éthiques et politiques de la cause animale. Elle souligne la caractère stratégique et stimulant de la question de ce que nous faisons subir aux animaux, qui pourrait être le fer de lance d’un progrès moral majeur.
Concernant le rôle du philosophe dans la société, elle désapprouve une position de surplomb coupée de la pratique mais entend adopter une attitude sensible et emphatique qui accompagne les mouvements et leur donne une cohérence. Corine Pelluchon veut « parler au monde, et pas seulement sur lui ». Elle considère le progrès comme la grande question philosophique d’aujourd’hui. Attachée au maintien de cette notion, elle en appelle à en finir avec le credo qui l’identifie à la croissance illimitée et à penser un âge du vivant qui permettrait de redessiner le processus civilisationnel par une révolution anthropologique.
Inscrit par sa mère dans un lycée agricole, Emanuele Coccia y a développé son rapport autodidacte au savoir ainsi que deux idées essentielles pour la suite de ses travaux. D’une part, que nous devons nous forcer de produire de la connaissance parce que le monde est plus important que nous même. D’autre part, que les plantes nous enseignent que le monde est un espace fabriqué, et la terre un artefact, une énorme oeuvre collective. Aujourd’hui, ce philosophe de la transformation considère que nous avons vécu un demi-siècle inédit de mutations radicales. Cette planète modifiée par une transition technologique incroyable et une transformation géopolitique nous invite à ré-imaginer des nouveaux savoirs sur le monde. Revenant à l’étymologie du mot, une passion aveugle de la connaissance serait la seule manière pour Emanuele Coccia de définir la philosophie. Il considère que la pensée philosophique est disséminée partout, notamment dans les arts. Le philosophe questionne également au cours de cet entretien son expérience de la gémellité. Nous mettre dans un rapport de gémellité au monde pourrait être selon lui une solution aux problèmes écologiques, ou d’identité. Peu soucieux de la question de transmission des savoirs, Emanuele Coccia s’inquiète d’abord d’une crise climatique qui serait en réalité une crise de l’imagination, « une peur monstrueuse de penser le futur ».
Critique de la modernité, des dévoiements de la rationalité et de l’abstraction, Olivier Rey revient sur l’importance de la question de la taille dans tous les domaines. Il s’inquiète de notre cécité face aux enjeux essentiels se jouant sur le plan quantitatif dans la crise climatique, puisque passés certains seuils le quantitatif devient qualitatif. Il regrette ainsi la grande séparation opérée dans l’université moderne entre la philosophie versée du côté des lettres et les mathématiques versées du côté des sciences. Le philosophe et mathématicien présente également dans cet entretien le basculement entre une sagesse ancienne qui prônait les limites et un mouvement moderne qui milite pour leur dépassement. Il en appelle désormais à redonner un sens positif à la limite, comme ce qui permet d’échapper à l’informe. Regrettant la perte d’un certain rapport direct aux éléments qui appauvrit grandement notre humanité, il nous faut aujourd’hui, selon Olivier Rey, inventer de nouvelles possibilités de vie.
Mazarine Pingeot reçoit Sophie Nordmann, spécialiste de la philosophie juive et penseuse d’une phénoménologie de la transcendance.
Inscrite dans une philosophie critique à l’enseigne de Kant, Sophie Nordmann définit ici la notion de paradigme et dresse une généalogie de l’évolution des paradigmes cosmologiques à travers les siècles. Elle situe au tournant du 17ème siècle, lorsque l’homme reconstruit sa vision du monde à partir de lui-même, l’origine de ce qui va devenir la crise climatique. Nous serions ainsi dans une crise globale de ce paradigme moderne distinguant radicalement l’homme et son privilège de la pensée du reste du monde, réduit à n’être que matière, étendue et ressources exploitables à l’infini. Tous coincés entre les deux modernités proposées par Descartes et Spinoza et incapables de choisir l’une ou l’autre, la philosophe propose de sortir de ces tirs croisés en mettant au jour la racine de leur antinomie : le fait d’avoir caractérisé l’homme comme un être pensant, radicalement distinct de tout le reste. Elle invite à penser désormais la différence entre l’homme et le reste du monde en termes d’ouverture à la transcendance, c’est-à-dire la pensée d’un autre ordre, notion qu’elle juge trop vite évacuée de la philosophie contemporaine, abandonnée à la théologie et faussement associée à dieu.