Comment les députés vivent-ils cette période de confinement ? Comment continuent-ils à faire leur travail de parlementaires hors des murs de l’Assemblée nationale ? Quel regard portent-ils sur cette situation et sur l'action du gouvernement ? Entretien avec Paula Forteza, députée non inscrite de la 2e circonscription des Français établis hors de France.
Vous avez déposé une proposition de résolution signée par 45 députés de tous bords pour demander un vote sur le traçage numérique. Un vote aura bien lieu, êtes-vous satisfaite ?
Je suis bien sûr satisfaite de la décision et je remercie les députés qui se sont joints à la démarche tant de la majorité que de l'opposition. Ils se sont mobilisés avec beaucoup de conviction. C'est un combat collectif qui me rend très fière du rôle du Parlement et de l'impact que les députés peuvent avoir quand ils travaillent ensemble. Mais le débat et le vote arrivent très vite. Est-ce que l'application sera prête ? Est-ce qu'on aura bien les éléments techniques et juridiques pour se prononcer ? Que va dire la CNIL ? Des questions restent encore à trancher pour que le débat soit vraiment sincère.
Plusieurs députés du groupe La République en Marche, que vous avez-vous-même quitté en début d’année, ont signé votre proposition de résolution. Ce vote va-t-il fracturer la majorité ?
Je ne pose pas le problème en ces termes-là. C'est un débat qui dépasse la majorité. Il y a des clivages dans chaque groupe politique sur cette question. C'est un indicateur qui dit qu'il faut encore prendre le temps du débat. Les derniers sondages montrent que la moitié de la population n'est pas prête à télécharger l'application. Cela montre que personne n'est rassuré par ce qui est proposé par le gouvernement.
Vous qui avez été rapporteure du projet de loi sur la protection des données personnelles, pourquoi êtes-vous opposée au traçage numérique ?
Il y a plusieurs raisons. Des raisons liées à l'efficacité. Est-ce que cette technologie sera efficace dans le cadre du déconfinement ? A Singapour qui a été pionnier en la matière, seuls 19% des habitants ont téléchargé l'application qui avait été mise en place et la population va se voir imposer un nouveau confinement. Il y a aussi des craintes liées à la technologie Bluetooth. Et puis, va-t-il y avoir de faux positifs et de faux négatifs qui vont tromper l'utilisateur alors que le climat est déjà anxiogène ? Cela pourrait rajouter au stress qui pèse déjà sur la population. En parallèle, il y a un questionnement plus éthique et sociétal. On a pas eu cette réflexion. Quels sont les usages de cette technologie ? Est-ce pertinent de vouloir numériser nos interactions sociales ? Que vont- elles devenir dans le futur ? Par le passé, on a vu que certaines données pouvaient être mal utilisées. Le gouvernement force l'acceptabilité sociale, il faudrait prendre la décision avec les citoyens. Je propose une convention citoyenne du numérique pour trancher la question et mettre le curseur entre des objectifs qui seront toujours très positifs comme la lutte contre la fraude fiscale et des technologies qui posent question comme les données sur les réseaux sociaux ou la reconnaissance faciale. Il y a des objectifs louables pour qu'on mette nos moyens à disposition, mais ce n'est pas parce que c'est technologiquement faisable qu'il faut qu'on l'adopte. Un peu de précaution numérique s'impose. Il faut l'inscrire dans la loi.
Vous demandez une loi ?
Je travaille à une proposition de loi sur l'éthique du numérique. On travaille à ce concept de précaution numérique ainsi qu’au moyen de donner plus de pouvoir à la CNIL. Il faut lui octroyer davantage de moyens et permettre sa saisine par soixante parlementaires. Il faut aussi mettre en œuvre une convention citoyenne. Nous avons eu des réflexions, il y a un an et demi, avec des députés et des sénateurs sur une charte constitutionnelle du numérique pour mettre noir sur blanc certains principes comme le droit d'accès à Internet, la protection des données personnelles dans la Constitution. En Allemagne, il y a le droit au pseudonymat... Faut-il nécessairement être à visage découvert sur les réseaux sociaux ? Beaucoup de questions se posent. La charte du numérique pourrait être issue de cette convention du numérique. Aujourd'hui le numérique traverse toute notre société. Il n'y a pas qu'une dimension économique, il faut s'en saisir dans le débat public. Cela justifierait qu'on sorte le Secrétariat d'Etat du numérique de Bercy pour créer un ministère à part entière.
Le Secrétaire d'Etat Cédric O a dit que les données ne seraient pas conservées, qu'elles seront anonymes et que l’utilisation de l’application se ferait sur la base du volontariat. Les garanties de confidentialité ne sont-elles pas suffisantes ?
Les choix technologiques qui sont faits aujourd'hui sont les moins intrusifs pour faire du "social tracing". Il y a une confusion entre deux concepts la protection de la vie privée (des données personnelles) et de l'éthique. Ce n'est pas parce que la plateforme est respectueuse du RGPD qu'elle couvre la dimension éthique. Les technologies se développent très vite et le cadre légal a du mal à s'adapter. On est face à des cas de figure où les applications, les plateformes, sont légales, mais posent beaucoup de questions en terme éthique et sociétal. Il faut mettre en place une institution pour contrôler ces cas spécifiques. L'application est légale, il n'y a pas d'obligation de passer par l'Assemblée, mais on voit bien que cela pose question, que le choix n'est pas neutre. Il faut anticiper ces cas et les traiter de manière démocratique.
Le député LaREM, Sacha Houlié, a parlé d'une "voie sans retour". Est-ce que cela ouvrirait une brèche ?
C'est l'effet de cliquet dont on parle. Aujourd'hui l'application ne présente pas de risques par rapport aux libertés individuelles, car sans géolocalisation, par la voie du consentement et que rien n'est conditionné au fait de télécharger l'application. Ce qui est présenté n'implique pas de problématiques en termes de libertés individuelles. Ce qui peut arriver, c'est qu'il y ait une acceptabilité sociale de cette technologie et qu'on ait posé les bases pour que d'autres usages viennent se greffer sur cette technologie. Quels sont les usages qui vont venir derrière ? C'est une question qu'on ne s'est pas posée. Par exemple, le problème en termes de ciblage publicitaire. En matière de numérique, il ne faut jamais partir du principe que les individus sont bienveillants. Il faut toujours anticiper les usages malveillants. Les développeurs ont cela à l'esprit. Ils savent que les données peuvent fuiter, que des hackers pourraient les dérober. En ayant pris en compte tous ces risques, on peut prendre une décision en toute tranquillité. Ces questions ne sont pas proposées à l'opinion publique et on n'aura pas le temps de les mener dans les délais qui nous sont imposés par l'urgence.
Vous avez lancé avec les députés Matthieu Orphelin et Aurélien Taché une grande consultation citoyenne sur l’après-crise, il y a déjà quinze jours, quels sont les premiers résultats qui vous remontent ?
Nous sommes satisfaits, car il y a une grande participation, 5 500 propositions déposées, des conférences en ligne sont organisées et un hackathon avec la présentation d'une dizaine de projets sur les analyses de données, le codage. On a une très bonne acceptation de la plateforme en ligne et de la démarche. Sur le fond les propositions convergent vers les trois "S" souveraineté, sobriété et solidarité, les maîtres-mots du jour d'après. Cela montre que le moment est particulier. Pendant le grand débat, les sujets qui remontaient étaient liés au pouvoir d'achat et à la démocratie. Là, on a trois autres sujets. La souveraineté sanitaire et alimentaire. Comme nous manquons de masques et de tests, les propositions veulent relocaliser ces productions stratégiques et privilégier les circuits courts avec une revalorisation de notre territoire. La sobriété est liée à la réduction des déchets, à la sobriété numérique pour maîtriser l'impact environnemental. Il y a des questions liées à notre mode de consommation en régulant la publicité. Enfin, la partie solidarité, alors que l’on voit pendant cette période de confinement à quel point les Français sont devenus solidaires et sont venus s'entraider les uns, les autres. Beaucoup de propositions tournent autour de la valorisation du travail associatif, de la mise en place d’un revenu universel, des questions liées à la justice fiscale comme l’idée d’un ISF temporaire pour financer la crise et la relance. Il reste encore deux semaines pour recueillir les contributions. L'idée est ensuite de faire une synthèse objective de la plateforme avec des analyses de données puis, viendra le temps du portage politique. Nous nous sommes engagés à sélectionner une vingtaine de propositions qui seront portées politiquement, par la voie de propositions de loi, d'amendements, ou en poussant les idées auprès du gouvernement.
Propos recueillis par Brigitte Boucher