Chlordécone : "L’Etat, premier responsable"

Actualité
Image
Couverture : Chlordécone : "L’Etat, premier responsable"
par Maxence Kagni, le Vendredi 22 novembre 2019 à 14:49, mis à jour le Mardi 5 janvier 2021 à 17:35

Après six mois d'auditions, une commission d'enquête parlementaire pointe la responsabilité de l'Etat dans l'utilisation aux Antilles, jusqu'en 1993, de cet insecticide qui "possède des caractéristiques nuisibles à la santé humaine, notamment en matière de cancérogénèse".

"Face aux enjeux économiques de la fin de l'utilisation d'un produit phytosanitaire considéré comme 'produit miracle', le maintien de la production bananière a trop souvent pris le pas sur la sauvegarde de la santé publique et de l'environnement."

La commission d'enquête "sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique" a adopté mardi son rapport final.

Le rapport, conclusion de six mois d'auditions, pointe la "responsabilité" de l'Etat, qui aurait tardé à agir face à un insecticide jugé dangereux dès 1972 mais qui a été autorisé à la vente jusqu'au début des années 1990.

Encore présent dans les sols

Jugé dangereux pour l'homme, le chlordécone a longtemps été utilisé dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe afin de lutter contre le charançon, un insecte qui les dévastait.

Interdit depuis 1993, il est, selon l'Anses, "encore présent dans les sols et peut se retrouver dans certaines denrées végétales ou animales, ainsi que dans les eaux de certains captages utilisés pour la production d'eau destinée à la consommation humaine".

"95% des Guadeloupéens et 93 % des Martiniquais sont imprégnés de chlordécone", avait affirmé en juillet le président de la commission d'enquête, le député de Martinique Serge Letchimy (apparenté "Socialistes").

Cancers de la prostate

Ces chiffres sont alarmants car, comme l'écrit dans le rapport la députée de Guadeloupe Justine Bénin (apparentée "MoDem"), "nous savons que le chlordécone possède des caractéristiques nuisibles à la santé humaine, notamment en matière de cancérogénèse".

Lors des auditions, Serge Letchimy avait mis en avant les taux "très élevés de cancers de la prostate en Martinique et en Guadeloupe", les Antillais étant même les "champions du monde" en la matière.

Aux Antilles françaises, le cancer de la prostate est la pathologie tumorale la plus fréquente. Son incidence et sa mortalité sont pratiquement deux fois plus élevées qu'en France hexagonale.Rapport de la commission d'enquête

Seulement, note la rapporteure Justine Bénin, "il est aujourd'hui impossible d'établir à partir de quel taux la molécule devient susceptible de créer un risque sanitaire pour l'humain".

La députée apparentée MoDem évoque donc, parmi les nombreuses propositions du rapport, la nécessité "d'ériger les recherches sur le chlordécone comme priorité stratégique de la politique de recherche publique définie par le Gouvernement".

Responsabilité de l'Etat

Le rapport est également l'occasion de pointer la "responsabilité de l'Etat" qui connaissait "dès 1972" la dangerosité du chlordécone mais qui ne l'a définitivement interdit à la vente qu'en 1993.

Justine Bénin estime que la prolongation de l'utilisation du chlordécone jusqu'en 1993 aux Antilles par voie dérogatoire, près de trois ans après le retrait par la France de son homologation, démontre une "gestion défaillante [du dossier] par le ministère de l'Agriculture".

"Entre 1975 et 1992, de multiples alertes auraient dû conduire les autorités réglementaires françaises à réexaminer l'autorisation donnée pour l'utilisation du chlordécone [mais] dans les faits, elles ont été largement ignorées", explique la rapporteure.

Entre la détection du chlordécone dans les captages d'eau en 1999 et la mise en oeuvre du premier plan chlordécone [en 2008] s'écoulent huit ans.Rapport de la commission d'enquête

Un "décalage impressionnant" qui avait été mis en lumière par le président de la commission d'enquête Serge Letchimy lors de l'audition en juillet de deux responsables de Santé publique France.

"Certains opérateurs de l'Etat ont pris fait et cause pour des produits jugés indispensables à l'économie bananière antillaise, au détriment des considérations d'intérêt général", note également Justine Bénin dans son rapport, avant d'évoquer la nécessité d'"avancer dans le chemin des réparations et des projets".

La ministre des Outre-mer Annick Girardin, auditionnée par la commission d'enquête, l'a assuré : "La responsabilité de l'Etat est aujourd'hui reconnue et engagée."

Justine Bénin propose donc de "compléter les tableaux des maladies professionnelles", afin de pouvoir indemniser les victimes, mais aussi de "mettre en oeuvre une loi d'orientation et de programmation de sortie du chlordécone, de manière à inscrire 'dans le marbre' le principe d'actions en réparation de la pollution au chlordécone".

Lors d'une conférence de presse organisée mardi, Serge Letchimy a par ailleurs évoqué la mise en oeuvre du "principe pollueur-payeur" : "Il faut que sur le chiffre d'affaires de la banane on participe à la dépollution des terres."

Délégué interministériel

Justine Bénin estime également nécessaire de mettre en place des zones d'interdiction des cultures sensibles (concombres, pastèques, etc.) dans les zones fortement contaminées, comme cela existe déjà dans certaines zones de pêche.

L'élue propose de mettre en oeuvre une "indemnisation intégrale du préjudice économique" subi de ce fait par les pêcheurs et les agriculteurs. Elle propose aussi la création d'une prime pour ces derniers s'ils entrent dans une démarche "zéro chlordécone".

Justine Bénin, qui demande la création d'un poste de "délégué interministériel dédié au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique", met par ailleurs en cause les différents plans chlordécone, qui sont "encore insuffisants".

Jugés "trop verticaux", insuffisamment financés, trop éloignés de la société civile, ils doivent, selon l'élue, être repensés et "co-construit" avec l'aide d'un conseil citoyen.

>> A lire aussi - Chlordécone dans les Antilles : la directrice générale de la DGCCRF réclame plus de "moyens d'action"