L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques organisait ce jeudi une table ronde sur le bien-fondé de la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Les spécialistes sont apparus divisés sur le sujet. Pour beaucoup la question des savoir-faire vaccinaux est au moins aussi importante.
Comment atteindre au plus vite l'immunité collective au niveau mondial et aider au mieux les pays les moins bien dotés en vaccins, tout en limitant les conséquences négatives sur l'innovation médicale ? Cette question centrale a figuré au cœur des débats organisés ce jeudi à l'Assemblée nationale par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Les analyses des spécialistes auditionnés ont montré la complexité du problème.
Si la nécessité d'améliorer les capacités de production et l'accès au vaccin fait consensus, les moyens pour y parvenir ont divisé les personnalités invitées à s'exprimer. Et plusieurs d'entre elles ont alerté sur la vision trop simpliste des conséquences qu'aurait la levée des brevets sur les vaccins. "Un brevet n'est pas une solution clé en main", a ainsi rappelé Mathieu Guerriaud, maître de conférences en droit pharmaceutique et de la santé, pharmacovigilance et iatrogénie à l’Université de Bourgogne Franche-Comté. "Le brevet n'équivaut pas au savoir-faire, il contient très peu d'informations techniques", a ajouté l'universitaire.
Traduction : même en cas de levée des brevets, une usine implantée en Afrique par exemple aurait du mal à recréer un vaccin, médicament très complexe, qui requiert de nombreuses conditions particulières (traitement de l'eau, de l'air...). Par conséquent, il est nécessaire d'opérer un transfert technologique volontaire pour garantir qu'une usine saura recréer un vaccin efficace dit "biosimilaire".
Pour Matthieu Guerriaud, cette conséquence emporte la nécessité de travailler avec le secteur privé et de réfléchir davantage à des mécanismes d'incitation à des transferts technologiques. Il préconise à ce titre de passer par des "licences volontaires", qui impliquent des négociations entre la société qui détient le brevet et une autre qui souhaite fabriquer tout ou partie du médicament.
Une vision évidemment partagée par les représentants du secteur. "Pour nous, seule l'option de licence volontaire est viable", a fait valoir Jean-Christophe Rolland, président de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle, qui regroupe les professionnels chargés du dépôt des brevets et des marques. Selon lui, passer par une autre voie engendrerait une pression sur les matières premières, car l'ensemble de la production se concentrerait sur les modes de production existants, et menacerait l'innovation.
Et c'est justement "l'innovation qui a servi l'ambition planétaire", a abondé Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat Les Entreprises du médicament, qui s'oppose catégoriquement à la levée des brevets. "C'est à tout point de vue une très mauvaise réponse à un très grand problème", a-t-il averti. "Sans perspective économique, il n'y aura pas de prise de risque", a-t-il expliqué, mettant en avant d'autres solutions : l'intensification du partage des doses entre États, l'optimisation des capacités de production ou encore l'unification des procédures d'exportation.
Plus largement, Philippe Lamoureux s'est étonné du sort particulier réservé aux vaccins alors que "personne n'a évoqué la gratuité des masques et des tests de dépistage". D'autant plus que selon le syndicaliste, les vaccins sont commercialisés "à des prix extrêmement faibles". "Les vaccins classiques sont à prix coûtant. Et les vaccins à ARN messager sont à prix différenciés."
Des arguments battus en brèche par Richard Benarous, ancien directeur du département maladies infectieuses de l’Institut Cochin. "Il n'y a pas eu d'innovation technologique véritable avec la création des vaccins", a-t-il estimé. "La seule inovation, c'est la séquence du virus, qui est une ressource publique mondiale. Il n'y a aucune raison que les vaccins qui en sont issus ne soient pas eux aussi des biens publics mondiaux", a complété le spécialiste, reprenant l'intitulé d'une pétition qu'il a lancée avec d'autres scientifiques.
Pour Richard Benarous, au vu du rythme actuel, l'industrie ne parviendra à produire, au mieux, que 6 milliards de vaccins d'ici à la fin 2021. Ce qui sera insuffisant pour éradiquer la pandémie. "La seule solution réelle, c'est de mobiliser l'ensemble de l'industrie", a-t-il plaidé.
Cette vision est partagée par Samira Guennif. "Les recherches empiriques montrent que les brevets sont surtout un outil stratégique au service des firmes", a ainsi abondé la maîtresse de conférences en économie industrielle à l'Université Paris 13. L'universitaire a décrit un univers où depuis les années 90, les brevets se multiplient sans commune mesure avec la découverte de nouvelles molécules, aboutissant à un système où les acteurs privés verrouillent les quantités disponibles sur le marché.
Une levée des brevets ne serait pas non plus choquante au vu des milliards d'euros de subvention déboursés par les États pour l'aide au développement des vaccins, qui ont largement contribué au succès inédit de l'industrie, a souligné Samira Guennif, limitant l'argument de la prise de risques à outrance du secteur privé. À l'heure actuelle, sept vaccins sont disponibles, et plus de 200 sont en phase de développement plus ou moins avancée.
L'universitaire rappelle par ailleurs que l'industrie a déjà été confrontée à une proposition de licence volontaire par l'entremise du Costa Rica. Cette initiative, soutenue par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), prévoyait de regrouper tous les traitements pour qu'ils puissent bénéficier à un ensemble d'États. Mais elle n'a pas été couronnée de succès, "l'industrie préférant probablement des négociations bilatérales" plus rémunératrices.
Invité à présenter la position de la France sur le sujet, Pierre Cunéo, membre de la task force vaccins rattachée à la ministre déléguée à l'Industrie, a rappelé que "la propriété intellectuelle ne peut en aucun cas être un frein à la vaccination et à la lutte contre la pandémie". Selon lui, il est nécessaire de considérer les vaccins comme un "bien public mondial", ce qui se traduit par les différentes initiatives menées vers les pays du Sud : don de vaccins, facilité Covax, exportations... Il s'est félicité à ce titre de "l'exemplarité" de l'Union européenne, qui exporte la moitié de sa production.
Il s'est également exprimé sur une troisième voie, moins contraignante que la levée des brevets, mais davantage que des négociations avec l'industrie : les "licences obligatoires", qui permettent à un pays de se passer de l'accord d'un laboratoire pour utiliser un brevet, tout en lui garantissant une indemnisation. Un mécanisme qui serait "parfaitement légitime", a-t-il fait valoir, mais qui pourrait engendrer une tension avec les laboratoires et avec certains pays, et qui nécessite en outre d'avoir des capacités de production importantes et la main sur des matières premières.
Cette option sera largement débattue lors du prochain conseil général de l'OMC, prévue fin juillet. Elle pourrait constituer une piste moins drastique que la demande de suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle relative aux vaccins contre la Covid-19, déposée par l'Afrique du Sud et l'Inde en octobre dernier, et qui figurera également au menu des négociations, comme l'a rappelé Antony Taubman, le représentant de l'instance internationale.
Les licences obligatoires ont déja été utilisées avec succès par le passé durant les années 2000, dans le cadre du VIH, a rappelé Mathieu Guerriaud. La Malaisie, puis le Brésil avait utilisé cette option pour obtenir des antirétroviraux, aboutissant à moyen terme à une baisse des prix. "Par la suite, des pays ont juste eu à menacer de l'utiliser pour que des laboratoires baissent leurs prix", a expliqué le maître de conférences en droit pharmaceutique et de la santé, pour qui ces licences peuvent être des "armes tactiques". Mais toujours en gardant à l'esprit qu'il est nécessaire de "ne pas risquer le bras-de-fer avec les industriels", "En cas de perte de confiance, ils ne feront pas les mêmes investissements lors d'une prochaine pandémie."