Face au risque de pollution rampante, l’Assemblée vote la révision des normes des boues d’épuration

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Vue aérienne de la station d’épuration d’Achères, près de Paris (Juillet 2019/AFP)
Vue aérienne de la station d’épuration d’Achères, près de Paris (Juillet 2019/AFP)
par Jason Wiels, le Vendredi 20 décembre 2019 à 18:14, mis à jour le Mercredi 23 juin 2021 à 12:23

Trois millions de tonnes de boues sont produites chaque année dans les stations d'épuration urbaines. Des déchets compostés ou directement épandus dans les champs, dont la qualité sanitaire pose question : métaux lourds, plastiques ou résidus de médicaments sont soupçonnés de polluer les sols. La future loi antigaspillage imposera la révision de normes vieilles de vingts ans.

Les champs fertilisés par nos excréments sont-ils des bombes à retardement ? La question s'est discrètement glissée dans le débat parlementaire lors de l'examen du projet de loi antigaspillage. En théorie, la qualité des boues d'épuration domestiques, issues du retraitement des eaux usées, est régie par des normes strictes. En réalité, le respect des seuils de polluants tolérés souffrent d'énormes trous dans la raquette.

C'est en tout cas le diagnostic d'un rapport rédigé par Alain Marois, conseiller départemental PS de Gironde, qui a inspiré plusieurs amendements parlementaires sur l'encadrement de ces boues.

Il y a un an, l'élu a été missionné par le gouvernement pour mener une concertation sur l'usage des matières fertilisantes organiques, qu’elles soient d’origine urbaine, industrielle ou agricole. Mais il a vite déchanté devant l'impossibilité de trouver un terrain d'entente entre les acteurs concernés ; il a donc choisi de publier son propre diagnostic de la situation (1).

Autocontrôle et irresponsabilité

Le sujet oppose d'un côté les producteurs et gestionnaires de déchets, telles les collectivités locales qui gèrent les quelque 20 000 stations d'épuration présentes en France, et de l'autre les consommateurs et les associations environnementales. Avec, au centre du jeu, les agriculteurs, partagés entre le besoin de nourrir leur sol et la volonté de renouveler leurs pratiques.

D'un point de vue purement agronomique, le retour à la terre des boues contribue à l'enrichissement des sols (en azote, phosphore, oligo-éléments...). Mais lors de ses auditions et de ses échanges avec les services de l'État, Alain Marois a obtenu des chiffres édifiants qui sèment le doute sur la qualité sanitaire des boues, notamment celles issues des stations d'épuration urbaines.

À l'exception des contrôles sur les plans d'épandage réglementaire, l'auteur du rapport souligne que "les garanties de conformité reposent principalement sur l'autocontrôle" :

Les producteurs échantillonnent eux-mêmes leurs matières fertilisantes ou matières intermédiaires, gèrent eux-mêmes les analyses, et déclarent eux-mêmes les résultats sans qu’aucun contrôle extérieur n’intervienne."Pour un pacte de confiance", Alain Marois, novembre 2019

À l'arrivée, le bilan n'est guère reluisant : 90% des matières contrôlées présentaient un taux de non-conformité par rapport aux normes en vigueur (2). "Cette situation n'est plus tenable à l'heure où les exigences en termes de sécurité et de garanties sanitaires sont élevées", dénonce-t-il.

De plus, la "normalisation" des boues d'épuration, processus qui permet de composter les boues avec des matières végétales (branches, feuilles..) afin de valoriser leur qualité agronomique, mais aussi de diluer leur concentration en polluants et de rendre leur utilisation moins odorante pour les riverains, souffre d'un flou juridique.

Ni les producteurs, ni les utilisateurs des boues ainsi retraitées ne sont en effet clairement responsables en cas de pollution des sols. Une ambiguïté "qui se traduit concrètement par une augmentation des risques de pollution", note encore Alain Marois.

Enfin, son rapport pointe des nouveaux risques de pollution actuellement non pris en compte par les autorités, comme les microplastiques, les perturbateurs endocriniens ou les résidus de médicaments. Dans les pires cas, "certaines matières fertilisantes" charrieraient des "centaines de kilos de plastique par hectare".

Avec le potentiel risque d'une migration dans nos aliments ? "On sait qu'on ne sait pas tout", répond l'élu local, qui appelle à des expertises plus poussées.

Pas de débouché idéal

Les stations d'épuration urbaines françaises produisent chaque année environ 3 millions de tonnes de boues. L'agriculture pourrait dans les faits se passer de ces boues urbaines, qui ne représenteraient selon les calculs de l'élu local que "0,2% de la matière organique sèche qui retourne au sol", loin derrière la biomasse agricole (tourteaux...) ou les effluents d'élevage.

Mais l'alternative est l'incinération ou l'enfouissement. Des pratiques pas vraiment plus vertueuses d'un point de vue écologique et qui concernent déjà un tiers des boues produites - le deuxième tiers est épandu, le dernier est composté.

Un vrai casse-tête, que les sénateurs ont décidé de mettre à l'ordre du jour. Ils ont introduit en septembre un nouvel article au projet de loi de lutte contre le gaspillage pour sanctuariser le compostage des boues d'épuration. La méthode est en effet menacée par la directive européenne sur les déchets, dont la transposition pourrait conduire à son interdiction en 2024. En fidèles relais des élus locaux et des collectivités, les sénateurs ont donc protégé un important débouché pour les boues d'épuration urbaines.

Si les députés ne sont pas revenus sur cette proposition, la rapporteure Stéphanie Kerbarh (LaREM) est partie en croisade sur le sujet. Elle estime avoir obtenu une "grande victoire" en forçant l'État à réviser l'arrêté sur les normes sanitaires qui régit le retour au sol des boues urbaines, mais aussi industrielles et agricoles, qui a été publié en... 1998.

Cela fait des années que ça aurait dû être fait, je ne comprends pas pourquoi personne ne s'est intéressé au sujetStéphanie Kerbarh à LCP.fr

Dans l'amendement qu'elle a porté jeudi dans l'hémicycle, la rapporteure donne jusqu'au 1er juillet 2021 pour réviser l'ensemble de ces règles. À défaut, l'usage au sol des boues seules ou en mélanges sera interdit.

La rapporteure a sèchement rejeté les propositions qui retarderait cette échéance. La députée Sophie Auconie en a fait les frais en formulant une telle proposition : "Je ne sais même pas où vous avez la force pour défendre votre sous-amendement", a ainsi lancé Stéphanie Kerbarh à sa collègue, suscitant la stupéfaction de l'hémicycle.

"Je m'excuse auprès d'elle, mais ce travail n'a pas pu être accompli qu'au prix d'une certaine pugnacité et de nombreuses réunions interministérielles", précise Stéphanie Kerbarh.

La secrétaire d'État Brune Poirson, qui porte le projet de loi, a soutenu la proposition de la député, disant partager "la nécessité de réviser les critères qui sont établis vis-à-vis des polluants émergents".

Une avancée à confirmer

Toutefois, ce progrès reste à relativiser par rapport aux décisions d'ores et déjà prises par certains de nos voisins. "L'Angleterre a banni les boues d'épuration de ses champs, l'Allemagne a récemment renforcé ses normes", souligne Alain Marois. Pour dépasser le trio épandage/compostage/incinération, la Suisse s'est fixée comme objectif d'extraire le phosphore de ses boues d'épuration en 2026, en poussant fortement la recherche sur le sujet.

Alors que l'agriculture biologique interdit d'ores et déjà l'épandage des boues urbaines, certains industriels de l'agro-alimentaire emboîtent le pas et interdisent à leurs fournisseurs leur utilisation. Signe qu'il ne faudra peut-être pas attendre une prochaine loi pour voir un vrai changement de pratique en France.


(1) "Pour un pacte de confiance", rapport d'Alain Marois, novembre 2019

(2) Bilan de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, 2016, cité par le rapport Marois