Groupuscules violents : Les premiers constats dégagés par les travaux de la commission d'enquête

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Sainte-Soline Manifestation 25/03/2023 AFP
Affrontement entre manifestants et gendarmes mobiles à Sainte-Soline, le 25 mars 2023 (© JEROME GILLES / NURPHOTO VIA AFP)
par Raphaël Marchal, le Jeudi 27 juillet 2023 à 17:38, mis à jour le Vendredi 8 septembre 2023 à 16:37

Près de trois mois après sa création, la commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les violences commises en marge des manifestations contre la réforme des retraites et à Sainte-Soline a déjà mené une trentaine d'auditions.

Les conclusions officielles ne sont attendues que pour la fin octobre. Mais il est d'ores et déjà possible de dresser les grandes orientations de la commission d'enquête "sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023". Plus d'une trentaine d'auditions ont été menées en deux mois et demi.

L'occasion pour les députés membres de l'instance de se replonger dans ces événements du printemps, émaillés par les violences. Que ce soit en marge des manifestations contre la réforme des retraites, partout sur le territoire, à l'occasion du traditionnel défilé du 1er-Mai, mais également à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), où les tensions se sont cristallisées autour des projets de méga-bassines. De quoi convaincre les élus de mettre en place cette commission d'enquête, approuvée dans l'hémicycle au terme d'une séance tendue en mai dernier.

Depuis, le contexte sécuritaire a connu de notables évolutions, avec les émeutes urbaines qui ont suivi la mort de Nahel, les blessures imputées aux forces de l'ordre et le mouvement de fronde qui traverse l'institution policière depuis le placement en détention provisoire d'un fonctionnaire de la BAC accusé d'avoir frappé un jeune homme à Marseille. Les travaux de la commission d'enquête, strictement encadrés dans le temps, ne portent pas sur ces événements. Mais il sera difficile d'en faire totalement abstraction au moment de dresser les principales conclusions.

Une "armée de l'ombre"

Un constat est partagé par l'écrasante majorité des acteurs qui ont été auditionnés : le durcissement des conditions de manifestation de ces dernières années, qui donnent lieu à des affrontements avec les forces de l'ordre ou à des dégradations, comme cela a pu être le cas au cours de la période délimitée par la commission d'enquête. "On est passé d'une situation où les groupes violents s'inscrivaient dans une tradition, à une logique d'opportunité", juge le rapporteur de la commission d'enquête, Florent Boudié (Renaissance).

Pour le député, une sorte d'"armée de l'ombre", composée de membres de l'ultragauche, d'"ultrajaunes", de personnes qui n'ont pas forcément d'affiliation idéologique ou qui veulent marquer leur opposition au cadre, sans lien avec l'objet de la manifestation, s'agrègent par opportunisme, avec un "effet très net de solidarisation", et viennent grossir les rangs du pré-cortège des manifestations. Ce phénomène évolutif rend dès lors les conditions de maintien de l'ordre particulièrement difficiles à mettre en œuvre. Et surtout, implique un risque de trouble à l'ordre public dès qu'un certain niveau de contestation est atteint.

D'autant plus que certains protestataires ont intégré le fait que "seule la violence paie", s'inquiète le président de la commission, Patrick Hetzel (Les Républicains), pour qui Notre-Dame-des-Landes a marqué un tournant en la matière. "On sent une sorte de légitimation de l'action violente, sous couvert de défendre une cause qui serait plus importante que tout", explique-t-il.

Au cours de son audition, un représentant d'Attac France, Vincent Gay, a ainsi dessiné une différence entre la violence adressée contre les personnes et celle qui touche les biens, se réclamant de fait de la "non-violence". Tout en jugeant "peu dommageable" de voir des équipements de grandes entreprises dégradés, étant donné qu'il s'agit d'une des "rares moyens de protestation" à la main des manifestants.

Les membres du collectif Dernière Rénovation se sont eux aussi défendus de toute action violente, expliquant mener des actions de "perturbation". Ils n'avaient pas appelé à manifester à Sainte-Soline, ont-ils souligné. "Aujourd'hui, on estime que bloquer une route pour alerter sur le climat, c'est proportionné", a ainsi relaté Pierre Taieb. "Quand nos proches sont menacés à moyen terme, je ne dis pas que c'est légitime, mais c'est logique que les actions de certains se radicalisent", a renchéri Bertrand Caltagirone.

Sainte-Soline, un symbole

La manifestation contre les méga-bassines qui s'est déroulée dans les Deux-Sèvres est symptomatique du phénomène décrit par le rapporteur. "Sainte-Soline synthétise toutes les interrogations que l'on se pose au sein de la commission d'enquête", assure Florent Boudié. Malgré l'interdiction de manifester, quelque 8 000 manifestants étaient présents le week-end du 24 au 26 mars, dont 1 000 individus de type black bloc, a indiqué le directeur général de la gendarmerie nationale lors de son audition.

Christian Rodriguez a également constaté la montée des violences : au cours des sept semaines couvertes par la commission d'enquête, 146 gendarmes ont été blessés lors d'opérations de maintien de l'ordre. Contre 139 pour toute l'année 2019, pourtant marquée par le mouvement des "gilets jaunes". "À Sainte-Soline, les moyens offensifs dont disposaient les manifestants étaient beaucoup plus dangereux que ceux des gendarmes", a pointé le général.

Avant de déplorer une "forme d'inversion" dans l'évaluation de la violence qui a pu être effectuée à la suite du week-end, notamment du fait d'une couverture médiatique "asymétrique". Mais également d'un phénomène qui serait désormais assez répandu, selon plusieurs responsables des forces de l'ordre : le fait que pour certains manifestants, toutes les violences se valent, peu importe leur origine. "On doit réfléchir à retrouver notre socle républicain, qui implique l'usage de la force par les policiers et gendarmes pour rétablir l'ordre d'une part, et les violences de l'autre. Tout en sanctionnant les bavures", résume Patrick Hetzel.

A contrario, plusieurs représentants d'associations auditionnés pointent la violence inutile déployée à Sainte-Soline par les forces de l'ordre. "À Sainte-Soline, le choix a été fait d'employer des armes, au prix de blessures très importantes", a ainsi déploré Natalie Tehio, membre de la Ligue des droits de l'homme (LDH). "Choquée" par le déroulé des événements, Florence Marchal, membre du collectif Dernière Rénovation, a rappelé qu'environ 6 000 grenades avaient été tirées lors du week-end. Difficile dès lors de mettre en avant l'objectif de "proportionnalité" brandi par les forces mobiles, selon elle.

Le 16 mars, un tournant

Autre aspect mis en lumière par les travaux de la commission d'enquête : la date du 16 mars - celle où le 49.3 a été utilisé a l'Assemblée dans le cadre de l'examen de la réforme des retraites - a bien été un tournant dans la montée des violences. Le préfet de police de Paris, Laurent Nunez, a ainsi constaté une "montée en puissance de la radicalisation dans le pré-cortège" à compter de cette date.

Il n'est d'ailleurs pas anodin que la commission ait décidé de centrer ses travaux à compter de cette date. "Nous n'avons pas de cécité quant à l'effet du 49.3", remarque Florent Boudié. L'élu de la majorité présidentielle rappelle néanmoins que l'utilisation de cet outil démocratique ne justifie pas les violences qui ont été commises par la suite.

Les forces de l'ordre sous le feu des critiques

Plusieurs personnalités auditionnées ont largement remis en cause la stratégie de maintien de l'ordre mise en place ces dernières années. Des représentants d'Amnesty International, de la Ligue des droits de l'homme (LDH) et d'Attac France ont critiqué la multiplication des lois sécuritaires, l'utilisation dissuasive d'armes intermédiaires et la banalisation des comportements violents parmi les policiers et gendarmes. "Nous sommes en pleine crise démocratique, avec l'incapacité pour l'opposition politique de présenter des alternatives car il y a trop de répression", a jugé Youlie Yamamoto, porte-parole d'Attac France.

Fanny Gallois (Amnesty International) a pour sa part fustigé le recours aux armes dangereuses, dénonçant des "coups de matraque gratuits" distribués à des manifestants pacifiques. Claire Hédon, la Défenseure des droits, a critiqué les interpellations préventives, comme l'usage persistant de la technique de "l'encagement" par la police, alors même que le Conseil d’État avait jugé la pratique illégale. Elle a surtout déploré que la montée des violences en vienne à dissuader des gens de venir manifester.

Cette litanie de reproches concerne également le pan judiciaire. La Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, a indiqué avoir relevé de nombreuses "irrégularités" dans les interpellations réalisées dans le cadre des manifestations contre la réforme des retraites. Elle a affirmé avoir relevé des "consignes d'interpellation de toutes les personnes dans un périmètre donné" données aux forces de l'ordre, témoignant avoir été en lien avec des "personnes ramassées au hasard total", sans que rien ne leur soit reproché. 

Le préfet de police de Paris a lui reconnu qu'il y avait des progrès à faire dans la rédaction des PV de mise à disposition lors des interpellations, avec un objectif de réduction de l'écart entre les interpellations réalisées et les suites judiciaires données.

Les policiers sur la défensive

Face aux critiques, les policiers mettent en avant la dégradation des conditions de maintien de l'ordre, la désinhibition des manifestants peu au fait de la réalité du maintien de l'ordre. Et blâment la parole de certains politiques. "La désobéissance est soutenue par certains groupes siègeant à l'Assemblée nationale", a tancé Johann Cavallero (Alliance police nationale), au cours d'une table ronde organisée une semaine avant la survenue des violences urbaines. "Quand vous avez un élu qui dit que la police tue, c'est le genre de discours qui attise la haine", a renchéri Denis Jacob (Alternative police-CFDT).

Tous les syndicalistes sont vent debout contre l'expression de "violences policières", qui implique selon eux la systématisation des comportements violents au sein de l'institution. "On tente de délégitimer l'action de l'autorité, de l'affaiblir", a regretté Johann Cavallero. Plusieurs fonctionnaires ont témoigné du sentiment d'abandon de la part de la hiérarchie, la fatigue des fonctionnaires, l'impression d'être désignés comme des cibles. Un discours tenu un mois avant le mouvement de fronde qui touche actuellement l'institution policière.

"Il y a un sujet très sensible sur la relation police population", analyse Florent Boudié, qui juge nécessaire d'appréhender le problème dans sa globalité pour y répondre de la manière la plus satisfaisante. À savoir, évoquer la défiance très forte qui existe chez une partie de la population et des territoires envers les forces de l'ordre, tout en prenant en compte le sentiment des policiers et gendarmes "d'être assiégés par le débat binaire, par la multiplication des incidents".

Éviter l'escalade

Que faire de cette longue somme d'observations, de constats, de propositions déjà dégagés par ces auditions ? "On a un débat qui se radicalise, des structures associatives qui sont portées par ce mouvement. Des forces de l'ordre qui subissent, et qui sont dans une logique de réplique. Tout est réuni pour une logique d'escalade", résume Florent Boudié, volontaire pour enrayer cette dangereuse spirale.

Ce constat implacable éclaire les difficultés existantes pour tenter de juguler ce phénomène de montée des violences. Les travaux ont d'ores et déjà eu pour effet de ressusciter un débat idéologique déjà largement nourri, sur l’opportunité d'utiliser des armes intermédiaires, sur la mise à distance des manifestants, les moyens de mieux informer les participants sur les actions des forces de l'ordre, l'utilisation de matériels supplémentaires - l'intensification de celle des canons à eau, peu déployés en France jusqu'à maintenant, pourrait être mise en avant.

Et la commission n'en a pas encore tout à fait fini. Après la coupure estivale, un nouveau cycle d'auditions est prévu. Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, et l'ancien occupant de la place Beauvau, Bernard Cazeneuve, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, mais également l'élue écologiste Marine Tondelier sont attendus au Palais-Bourbon, ainsi que les représentants des principaux syndicats. Un déplacement à Sainte-Soline est également au programme.