Retraites : le Conseil constitutionnel, arbitre institutionnel de la réforme

Actualité
Image
Conseil constitutionnel - Crédits photo : Wikipédia (licence Creative commons)
par Soizic BONVARLET, le Dimanche 26 mars 2023 à 10:43, mis à jour le Vendredi 14 avril 2023 à 10:18

Le Conseil constitutionnel fera-t-il office de juge de paix dans la crise politique et sociale actuelle ? La décision des Sages se fondera sur la conformité, ou pas, de la réforme des retraites à la Constitution. Mais dans le contexte actuel, cette décision aura des conséquences politiques. Au total, quatre saisines ont été adressées au Conseil, trois par l'opposition, une par la Première ministre. 

"Les auteurs et auteures de la présente saisine estiment que ce projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale est manifestement contraire à plusieurs dispositions constitutionnelles et principes à valeur constitutionnelle". C'est ainsi que les députés de la Nupes justifient leur recours au Conseil constitutionnel pour tenter de mettre en échec Emmanuel Macron et Élisabeth Borne sur la réforme des retraites.

Les députés de gauche estiment notamment que le choix du gouvernement "d’inclure dans le texte plusieurs dispositions ne relevant pas du champ des lois de financement de la Sécurité sociale ou du champ d’une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale", ainsi que "le caractère lacunaire, insincère et incorrect des informations contenues dans le projet de loi et ses annexes, et les conditions dans lesquelles s’est tenu le débat parlementaire", s'avèrent non conformes à la Constitution.

Outre cette saisine effectuée par les quatre groupes de la Nupes représentés  à l'Assemblée nationale, deux autres saisines ont été déposées par des parlementaires : l'une par les sénateurs de gauche, l'autre par les députés du Rassemblement national. Enfin, la Première ministre elle-même a saisi les Sages de la rue Montpensier pour s'assurer que la réforme est bien conforme à la Constitution, là où les recours des oppositions poursuivent l'objectif inverse. Ce sont donc quatre saisines sur lesquelles l'institution présidée par Laurent Fabius aura à se pencher.

Parmi les griefs formulés : un "détournement" de la procédure parlementaire...  

C'est d'abord le choix originel d’un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS), comme véhicule législatif pour la réforme des retraites, qui est critiqué par les députés de gauche en ce qu'il constituerait un "détournement de procédure". Le recours du Rassemblement national pointe également "un véhicule législatif inadapté".

Par ailleurs, la Nupes dénonce une "application cumulée des dispositions permettant de limiter l’exercice du droit d’amendement par le Parlement". Par ces termes, les députés de gauche visent le recours à l'article 38 du règlement du Sénat, qui avait permis l'accélération des débats en limitant la discussion d'amendements, ainsi que le recours au vote bloqué à la Chambre haute, en vertu de l'article 44 alinéa 3 de la Constitution.

De son côté, le Rassemblement national défend notamment l'idée que dans le cas d'un texte financier, projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale, ce qui est le cas en l'espèce, le gouvernement aurait dû déclencher non pas un, mais deux 49.3 sur chacun des deux volets (dépenses et recettes) du texte. "En tout cas, la jurisprudence le réclame", explique le député RN Thomas Ménagé qui, le mardi 21 mars, s'était rendu rue Montpensier, avec sa collègue Laure Lavalette, pour déposer le recours de son groupe.

... Une évaluation financière jugée parcellaire et "insincère"... 

La Nupes met par ailleurs en cause le "caractère insincère de l’information transmise au Parlement". Le recours souligne le manque d'évaluation de l'impact financier de certaines mesures, en particulier au regard des dépenses sociales induites par l'article 10, relatif à la revalorisation des petites pensions.

De son côté, le Rassemblement national dénonce "l’importante variation des estimations fournies par le gouvernement s’agissant de la revalorisation des petites pensions avec fixation de la retraite minimale à taux plein à 85 % du SMIC net" générant, selon le groupe présidé par Marine Le Pen, une "insincérité des débats parlementaires". En outre, Thomas Ménagé pointe une "double-insincérité", visant le gouvernement, mais aussi la Nupes en raison d'un "recours abusif au droit d'amendement". Une stratégie critiquée par le RN qui estime qu'elle a contribué a empêcher la représentation nationale d'examiner l'ensemble du texte.

Non seulement la représentation nationale n'a pas pu examiner tout le texte, mais en plus elle a manqué de beaucoup d'informations. Boris Vallaud (PS)

Critiquant le manque d'étude d'impact, le président du groupe "Socialistes" de l'Assemblée, Boris Vallaud, fustige "l'indigence" de l'annexe explicative. "Non seulement la représentation nationale n'a pas pu examiner tout le texte, mais en plus elle a manqué de beaucoup d'informations", déplore-t-il. 

Le recours des députés de la Nupes soutient en particulier que l'information transmise par le gouvernement "décompte deux fois le surplus de recettes généré par le texte". "En effet, afin de présenter les projections financières d’ici 2030 du système de retraites, le gouvernement s’appuie sur le Programme de stabilité 2022 - 2027", indique le document des députés de gauche. "Or ce dernier inclut déjà les effets d’économies générés par la réforme qu’il souhaite mettre en œuvre, notamment la hausse des cotisations sociales et la baisse des prestations servies", peut-on lire. 

... La présence de "cavaliers" sociaux dans la réforme... 

Les recours de la Nupes et du Rassemblement national convergent, par ailleurs, au sujet de la présence de "cavaliers" dans la réforme, c'est-à-dire de dispositions qui ne présentent pas de lien suffisamment évident avec l'objet même du projet de loi. 

Les députés de gauche mettent ainsi en évidence des "dispositions ne relevant pas du champ des lois de financement de la Sécurité sociale ou du champ d’une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale". Si les deux fonds de prévention de l’usure professionnelle sont cités, le cas le plus emblématique est certainement celui de l'index seniors, dont le recours pointe l'absence d'"un impact suffisamment direct sur les comptes des régimes obligatoires de base de la Sécurité sociale, en l’espèce de la branche vieillesse", et à propos duquel le Rassemblement national indique également que l'"effet sur les dépenses ou les recettes des régimes obligatoires de base est trop indirect, et [ses] conséquences financières sur les recettes de la caisse nationale d’assurance vieillesse en 2023 trop incertaines pour qu’elles soient admises".

... Et des "atteintes" aux principes et à l'esprit de la Constitution

La Nupes dénonce enfin des "atteintes aux principes à valeur constitutionnelle garantis par le Préambule de la Constitution de 1946, et l’article 1er de la Constitution de 1958", et cite le 11e alinéa du Préambule de 1946, selon lequel "tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence", ainsi que l'article 1er de la Constitution de 1958, disposant que “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.

Selon Didier Maus, cet aspect a peu de chances d'être satisfait par la décision future du Conseil constitutionnel. Pour que les Sages puissent discuter d'une éventuelle remise en cause de la notion de "République sociale", il faudrait selon lui qu'un gouvernement aille jusqu'à supprimer le système de retraites. "Faire varier l'âge légal de deux ans ne me paraît pas poser de problème", déclare le constitutionnaliste.

Il y a matière à discussion, et donc à partir du moment où il y a matière à discussion, il y a des risques. Didier Maus (Constitutionnaliste)

Didier Maus considère, en revanche, que le texte sera inévitablement frappé de censure partielle. "Mon sentiment c'est qu'il y a des articles qui ne devraient pas être dans un PLFRSS", indique-t-il à LCP, évoquant un certain nombre de "cavaliers législatifs", en particulier l'index seniors. Au-delà, il n'exclut pas la survenue de débats autour d'éventuelles ruptures d'égalité, notamment entre hommes et femmes, avec l'allongement de facto de la durée de cotisation des femmes ayant acquis des trimestres en lien avec leurs grossesses. "Il y a matière à discussion et donc, à partir du moment où il y a matière à discussion, il y a des risques" souligne-t-il, sans pour autant envisager une censure globale de la réforme comme étant l'issue la plus plausible.

À moins que Laurent Fabius ne souhaite marquer son mandat comme Emmanuel Macron le sien avec la réforme des retraites, il y a peu de chances que le texte soit intégralement frappé de censure. Thomas Ménagé (RN)

Par le passé, seuls deux projets de loi ont été frappés d'une censure totale : un projet de loi de finances en 1979 et la "loi Duflot" sur le logement social en 2012. Dans les deux cas pour des raisons de procédure. 

"Est-ce que nous avons espoir que cela prospère ? Oui, sinon nous ne le ferions pas", fait valoir Thomas Ménagé à propos du recours de son groupe. Pour lui, la seule question du véhicule législatif, impliquant une limitation à 50 heures de l'examen parlementaire du texte, devrait entraîner son inconstitutionnalité. Le député Rassemblement national fait cependant preuve d'un optimisme modéré. "À moins que Laurent Fabius [président du Conseil constitutionnel, ndlr] ne souhaite marquer son mandat comme Emmanuel Macron le sien avec la réforme des retraites, il y a peu de chances que le texte soit intégralement frappé de censure" estime-t-il, critiquant au passage ce qu'il considère être un "organe semi-juridique, semi-politique".

Plus optimiste quant aux chances d'aboutir des recours déposés, Boris Vallaud insiste sur l'idée qu'il y a, selon lui, "un gros sujet sur l'insincérité". "Il peut aussi y avoir des cavaliers, mais si c'est juste pour annuler l'index seniors, bof...", lâche le chef de file du groupe "Socialistes". Pour lui, "le choix du véhicule, très contestable" et "l'insincérité" peuvent cependant aboutir à une décision de non conformité totale avec la Constitution. "Je fonde beaucoup d'espoirs dans ce recours" indique-t-il, ajoutant qu'une telle décision serait "une réponse à la brutalisation institutionnelle d'Emmanuel Macron".

Le gouvernement ayant fait le choix de ne pas saisir le Conseil constitutionnel en urgence, ce qui aurait laissé seulement huit jours à l'institution pour statuer, les Sages ont un mois maximum pour rendre leur décision à compter du dépôt des recours, c'est-à-dire, désormais, un peu plus de trois semaines.