Violences sexuelles dans le monde de la culture : les recommandations de la commission d'enquête contre la "machine à broyer"

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Erwan Balanant et Sandrine Rousseau
par Maxence Kagni, le Mardi 8 avril 2025 à 18:05, mis à jour le Mercredi 9 avril 2025 à 09:21

La commission d'enquête relative "aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l'audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité" présente ses recommandations, de mercredi 9 avril, à l'Assemblée nationale. Le rapport, qui dénonce un système qui "favorise l’apparition et le développement de pratiques violentes", propose notamment d'encadrer fortement la présence d'enfants sur les tournages, de réguler les castings et de développer le métier de "coordinateur d'intimité". 

C'est un rapport qui sera scruté par tout un secteur. La commission d'enquête "relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l'audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité" rend publiques ses conclusions et ses recommandations, ce mercredi 9 avril au matin, lors d'une conférence de presse à l'Assemblée nationale.

Ce rapport, rédigé par Erwan Balanant (Les Démocrates), contient plus de 80 recommandations qui sont autant de réponses aux questions soulevées par les révélations qui se sont multipliées depuis le début du MeToo dans le monde du cinéma et de la culture. Un rapport qui dresse, selon son auteur, le panorama d'une "machine à broyer des talents" tout en actant que celui-ci est "en train de changer".

Dans le rapport, dont LCP a eu connaissance, Erwan Balanant propose notamment d'encadrer strictement les castings, d'interdire la sexualisation des mineurs à l'écran et dans les photos de mode, de systématiser la présence de "responsables enfant" sur les plateaux et de développer une filière française de "coordinateurs d'intimité". Le député souhaite également rendre obligatoire le déclenchement d'une enquête en cas de dépôt de plainte pour violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) mais aussi ouvrir le débat sur la prescription glissante des violences sexuelles commises à l’encontre de majeurs.

L'"onde de choc" Godrèche

Au début de l'année 2024, l'actrice Judith Godrèche a déclenché une "nouvelle onde de choc dans le monde de la culture", rappelle l'élu dans l'introduction de son texte, long de près de 280 pages. Sur ses réseaux sociaux, Judith Godrèche affirme avoir été sous l'"emprise" du réalisateur Benoît Jacquot lorsqu'elle avait 14 ans. Une accusation réitérée dans un long article publié un mois plus tard par le journal Le Monde, qui raconte l'histoire d'une "enfant de 14 ans (...) sous la coupe de Benoît Jacquot, 39 ans".

Judith Godrèche accusera par la suite Benoît Jacquot de viol. Elle accusera aussi le réalisateur Jacques Doillon pour des faits qui auraient été commis en 1989 alors qu'elle avait 15 ans. Benoît Jacquot, qui conteste ces accusations couvertes par la prescription, a depuis été mis en examen pour viols sur deux autres actrices. Jacques Doillon, lui aussi, nie les faits, couverts par la prescription. Dénonçant des "mensonges", le réalisateur a porté plainte pour diffamation. Visé par quatre autres plaintes, il a depuis été placé sous le statut de témoin assisté.

Après une première audition au Sénat, le 29 février 2024, l'actrice est entendue par les députés, le 14 mars de la même année. Judith Godrèche, qui dénonce un "système féodal" et un "système d'oppression du plus faible", demande alors la création d'une commission d'enquête et une évolution du cadre législatif : "L'exception culturelle ne peut pas justifier que le monde de la culture échappe aux lois ordinaires."

Devant Judith Godrèche, présente en tribune et émue aux larmes, l'Assemblée nationale décide à l'unanimité de créer une commission d'enquête, le 2 mai 2024. La dissolution de l'Assemblée, prononcée le 9 juin 2024 par Emmanuel Macron, met précocement un terme à ses travaux. La commission est relancée le 9 octobre 2024 avec Sandrine Rousseau (Ecologiste et Social) pour présidente et avec Erwan Balanant (Les Démocrates), chargé de rédiger le rapport final.

Des dysfonctionnements "systémiques"

Pour formuler ses recommandations, Erwan Balanant a pu s'appuyer sur 118 heures d'échanges avec 350 personnes. A l'issue de ce travail, le député du Finistère tire le constat de dysfonctionnements "systémiques" dans les milieux qui ont fait l'objet de ses investigations : "Ils sont systémiques au sens où l’organisation du travail, les pratiques professionnelles et les représentations qui les fondent favorisent l’apparition et le développement de pratiques violentes", explique le député. "Les violences morales, sexistes et sexuelles dans le monde de la culture sont systémiques, endémiques et persistantes", abonde Sandrine Rousseau.

Erwan Balanant souhaite donc organiser une vaste enquête de victimation sur les différents types de VHSS afin "d'objectiver le phénomène", puisque "peu de travaux de recherche portent sur ce domaine". Dans son rapport, le député propose de créer un cadre protecteur pour les enfants

Dans de trop nombreux cas, il apparaît que des mineurs sont placés dans des situations à risque, notamment dans des scènes sexualisées. Extrait du rapport

Citant le film Les Diables (2002) de Christophe Ruggia, La Fille de quinze ans (1989) de Jacques Doillon et La Désenchantée (1990) de Benoît Jacquot, Erwan Balanant met en avant la responsabilité de réalisateurs qui peuvent "filmer avec complaisance de très jeunes femmes". "La sexualisation du corps des enfants, des jeunes femmes et des jeunes hommes entretient l’idée qu’il est licite de porter un regard chargé de désir sur des mineurs", écrit le député. Erwan Balanant propose donc d'interdire la sexualisation des mineurs à l'écran et dans les photos de mode. Cette interdiction serait assortie d'une "liste d'exceptions très limitatives".

Les travaux de la commission ont notamment été marqués par les auditions de Nina Meurisse, qui a confié être encore sous le choc de scènes de viol et d'automutilation tournées à l'âge de 10 ans, et de Sara Forestier. L'actrice a raconté comment, sur un tournage, un régisseur de 30 ans lui a dit qu'il avait "envie de [lui] faire l'amour dans les fesses" alors qu'elle était âgée de 15 ans.

Pour lutter contre de tels comportements, Erwan Balanant souhaite rendre obligatoire la présence du représentant légal d’un enfant de moins de sept ans lors d’un casting, d’un tournage ou d’une représentation. La présence d'un "responsable enfant" serait également obligatoire dès lors qu'un mineur est présent, "et ce dès le casting", que ce soit pour un tournage audiovisuel, une représentation ou du mannequinat. Une proposition qui recoupe celle formulée par Judith Godrèche, le 14 mars 2024 : l'actrice sollicitait la présence de "coachs formés pour les enfants" sur chaque tournage.

Le député propose aussi que les enfants et leurs parents puissent faire l'objet, en amont, d'une évaluation psychologique, que le scénario puisse être transmis aux parents de l'enfant et que ce même scénario puisse être analysé par un "préventeur spécialisé". Erwan Balanant prône par ailleurs l'organisation "régulière" de contrôle des productions employant des enfants et le rétablissement d'un système d'autorisation individuelle pour les agences de mode souhaitant faire travailler des mannequins mineurs.

Encadrer les castings

"Un enfant qui se rend à un casting ne sait pas ce qui est bien et ce qui est mal", a expliqué Judith Godrèche, en mars 2024. Un constat partagé par Erwan Balanant, qui écrit que les directeurs de casting "possèdent dans les faits un droit de vie ou de mort sur la carrière des acteurs et actrices, en particulier les plus jeunes et les plus fragiles".

Le député explique que lors des auditions, il a reçu, avec la présidente de la commission Sandrine Rousseau (Ecologiste), "de nombreux témoignages (...) accréditant l’idée que certains de ces professionnels utilisent leur position dominante pour exiger des faveurs sexuelles de la part des comédiens, ou exploitent ce contexte pour perpétrer des agressions sexuelles, voire des viols".

L'acteur Francis Renaud a raconté devant la commission comment un directeur de casting l'aurait agressé après l'avoir invité au théâtre. Pour justifier son attitude, le directeur en question lui aurait même affirmé que "le droit de cuissage, ça existe, [et que] pour réussir, il faut coucher". Erwan Balanant propose donc d'encadrer les castings en prévoyant que ceux-ci soient obligatoirement déclarés, organisés dans des locaux professionnels (et non pas dans un domicile), "pendant les heures ouvrables" et "en présence de deux personnes au moins". 

"Coordinateurs d'intimité"

Erwan Balanant plaide aussi pour l'interdiction des scènes de nu, d'intimité ou à caractère sexuel pendant un casting, à moins qu'un coordinateur d'intimité n'assiste à l'essai. Le député veut d'ailleurs favoriser la professionnalisation de ce métier de "coordinateur d'intimité", dont le but est de "garantir un environnement de travail sécurisé et respectueux pour les intervenants" lorsque des scènes de nudité ou comportant des actes sexuels simulés, des baisers ou des caresses des parties intimes sont tournées.

Nous coordonnons l’information et partageons avec la production les limites des comédiens et des comédiennes, et elle décide ensuite de les prendre en compte ou non. Paloma Garcia Martens, coordinatrice d’intimité, lors de son audition

Très développé aux Etats-Unis, le recours à ces coordinateurs reste marginal en France, puisque seules cinq coordinatrices sont recensées sur le territoire. Erwan Balanant souhaite "proposer obligatoirement l'intervention" d'un tel coordinateur pour le cinéma, l'audiovisuel et le spectacle vivant. Ce recours serait obligatoire pour tout mineur "dès lors qu'il existe une mise en scène de l'intimité". L'idée serait aussi, explique le député, de préciser un maximum dans le scénario le contenu de ce type de scènes.

L'élu estime également nécessaire d'étendre le recours aux référents VHSS. Ce dispositif, désormais "bien implanté dans le cinéma", reste encore "marginal dans les autres secteurs". L'idée serait de rendre leur présence obligatoire sur les tournages audiovisuels, mais aussi dans toutes les entreprises du secteur culturel. Cette fonction ne pourrait pas être occupée par un personnel de direction.

Enquêtes internes obligatoires

Pour limiter les risques, le rapport recommande également de "faire davantage connaître" la cellule d'écoute psychologique et juridique du groupe Audiens par des campagnes d'information dans les médias, par des affichages "dans tous les lieux de passage" mais aussi d'accroître ses moyens et son périmètre. Lancée en 2020, celle-ci a pris en charge 514 personnes entrant dans son champ de compétence, dont 83% sont des femmes. Erwan Balanant propose aussi de donner à l'inspection du travail le pouvoir d'interrompre un tournage ou une série de représentations "en cas de risques pour la sécurité et la santé des salariés".

Le député souhaite rendre obligatoire les enquêtes internes en cas de signalement de VHSS, même quand le tournage (ou la représentation) est terminé. De plus, Erwan Balanant propose d'inscrire dans les contrats de travail des clauses qui interdisent "toute sanction financière, retenue sur salaire ou demande de dommages et intérêts en cas de signalement de faits de VHSS". Le député recommande aussi de "rendre obligatoire la couverture assurantielle des risques VHSS des productions culturelles".

Le mécanisme assurantiel permet de responsabiliser et de protéger le producteur en l’assurant contre les conséquences financières d’un arrêt de tournage. Extrait du rapport

Une proposition qui fait écho aux propos de Sara Forestier : l'actrice a expliqué devant la commission d'enquête comment, après avoir reçu une claque de Nicolas Duvauchelle (ce que dément l'acteur) lors d'un tournage, elle aurait été dissuadée de porter plainte par l'équipe du film. Cette dernière l'ayant fait culpabiliser sur d'éventuelles conséquences économiques : "Ils ont [eu] peur par rapport à l'argent, aux assurances", a-t-elle expliqué, ajoutant que "licencier l'acteur [aurait coûté] beaucoup d'argent".

Des changements dans la loi ?

Mettant en avant "le faible niveau de connaissance des producteurs quant à leurs obligations" et une "large confusion autour de la présomption d'innocence", le rapporteur de la commission d'enquête recommande d'"inscrire dans le code de procédure pénale une obligation pour les employeurs de signaler les faits de VHSS [violences et harcèlement sexistes et sexuelsportés à leur connaissance".

Au-delà des mesures sectorielles, Erwan Balanant souhaite étudier la possibilité de modifier en profondeur le cadre législatif. Afin de mettre un terme à la "culture du doute", il veut ainsi "étudier la possibilité d'encadrer les investigations sur le passé sexuel des plaignants dans le cadre des enquêtes de police" après une plainte pour violences sexuelles.

Par ailleurs, le député veut "ouvrir une réflexion sur la possibilité de permettre le dépôt de plainte anonyme pour les violences sexistes et sexuelles". Erwan Balanant propose d'"ouvrir le débat sur la possibilité d'appliquer la prescription glissante aux crimes sexuels commis à l'encontre de personnes majeures". L'élu aimerait aussi rendre "systématique le déclenchement d'une enquête et la réalisation d'actes d'investigation en cas de dépôt de plainte pour des faits de VHSS" et prévoir une aide juridictionnelle "de plein droit".

Favoriser la création féminine 

Il est également proposé de favoriser l'émergence de créatrices féminines, en développant les actions de soutien à la création, en finançant des travaux de recherche permettant de "redécouvrir" les œuvres créées par des femmes, en revoyant le mécanisme de l’aide à la création de salles de spectacle du Centre national de la musique pour le rendre plus incitatif en matière de parité

Erwan Balanant envisage aussi de rééquilibrer en faveur des équipes à "majorité féminine ou mixtes" les aides déconcentrées du spectacle vivant ou encore de transformer en malus les "bonus parité" attribués dans le cadre des aides publiques à la création. Le rapport propose enfin de lancer une nouvelle édition de l'enquête Virage, de financer des travaux de recherche universitaires sur les VHSS, de réglementer plus fortement le métier d'agent notamment en créant une "obligation d'assistance juridique et morale des agents envers leurs talents".

 

> Revivez l'audition de Judith Godrèche du 14 mars 2024

> Revivez l'audtion de Judih Godrèche du 18 décembre 2024