Malgré le véhicule législatif choisi par le gouvernement pour présenter la réforme des retraites, qui prévoit un délai de 20 jours pour le passage en première lecture à l'Assemblée nationale, des députés de la Nupes, à commencer par ceux de La France insoumise, réclament que les débats se poursuivent au-delà de vendredi minuit. Un faux débat estime la majorité qui met en cause la stratégie d"'obstruction" de la gauche. Que dit la Constitution ? Quelles interprétations possibles ? Éléments de réponse.
"Ils ne sont pas obligés d'arrêter les débats vendredi à minuit." Ces mots, prononcés mardi 14 février, sont ceux de la présidente du groupe "La France insoumise" à l'Assemblée nationale, Mathilde Panot. Alors qu'en sept jours de débats, les députés n'ont pas encore commencé à examiner l'article 3 du texte, qui en compte vingt, les députés de l'alliance de gauche en général, et ceux de LFI en particulier, demandent une prolongation des débats, tandis que la majorité et les autres groupes d'opposition reprochent à la Nupes une stratégie d'obstruction. Donner plus de temps à l'Assemblée nationale pour examiner le texte, est-ce possible ? La question est à la fois constitutionnelle et politique.
Sous le feu des projecteurs depuis le début de l'année, l'article 47-1 de la Constitution encadre les modalités du débat parlementaire du projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS), qui sert de véhicule législatif à la réforme des retraites, en prévoyant des délais pour l'examen de celui-ci. "Si l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d'un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours", indique notamment l'article 47-1. La Constitution précise qu'au total, "si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance".
Pour plusieurs constitutionnalistes interrogés par LCP, le gouvernement pourrait, selon sa volonté et au vu de l'unique jurisprudence, interpréter les délais prévus par l'article 47-1, non comme un impératif, mais comme un encadrement permettant une certaine souplesse, et ainsi allonger de quelques jours l'examen en première lecture à l'Assemblée. A condition que cette prolongation reste limitée.
C'est notamment l'avis d'Anne-Charlène Bezzina, maître de conférences en droit public à l'Université de Rouen, de Benjamin Morel, professeur de droit public à l'Université Paris-II Panthéon-Assas ou de Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'Université de Lille, pour lesquels le dépassement à la marge des délais ne poserait pas de difficulté constitutionnelle, tandis que le professeur et spécialiste de droit constitutionnel Didier Maus considère plutôt que ces délais "s'imposent d'eux-mêmes".
On peut imaginer que le gouvernement laisse la session de ce weekend pour examiner l’article 7. Anne-Charlène Bezzina, maître de conférences en droit public à l'université de rouen
Dans l'histoire constitutionnelle de la Ve République, seule une décision du Conseil constitutionnel a été rendue en la matière, en 1986, à propos de la loi de finances rectificative encadrée par l'article 47 de la Constitution (différente, donc de l'actuel PLFRSS encadré par l'article 47-1). A l'époque, les députés socialistes avaient saisi les Sages de la rue Montpensier sur la constitutionnalité de la loi de finances rectificative, porté par le gouvernement Chirac, qui avait dépassé de quatre jours le délai de 40 jours d'examen en première lecture au Palais-Bourbon prévu par l'article 47, afin d'examiner les ultimes articles du texte.
Le Conseil constitutionnel avait jugé que ce dépassement des délais "ne [constituait pas] une irrégularité de nature à vicier la procédure législative", d'autant que le Sénat avait pu examiner le texte dans le délai législatif global prévu par la Constitution. De l'avis des constitutionnalistes, le risque d'une censure pour dépassement des délais constitutionnels est faible : seules trois lois ont été censurées depuis 1958, pour des raisons de procédure, et non de délais.
Entre l'esprit et la lettre de la Constitution, même si la rédaction concernant les vingt jours semble claire et précise, la plupart des spécialistes interrogés semblent donc considérer qu'il serait envisageable d'accorder aux députés quelques jours supplémentaires pour l'examen de la réforme en première lecture. A deux conditions : si le gouvernement, estimant qu'il est nécessaire de prolonger un peu les débats, le décide ; et si ce dépassement reste marginal et ne dégrade pas les conditions d'examen du texte par le Parlement durant la suite de cette procédure législative particulière, notamment au Sénat.
Selon les experts, une certaine latitude est aussi possible concernant le délai de cinquante jours, d'autant que concernant la durée globale des débats, la Constitution indique : "si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance". La subtilité résidant en l'occurrence dans l'utilisation du verbe "pouvoir" par les rédacteurs de la Constitution. Juridiquement parlant, la date butoir du 26 mars ne semble donc pas intangible, alors que la configuration n'est par ailleurs pas tout à fait la même que pour un texte budgétaire votée à la fin d'une année et qui soit s'appliquer dès le 1er janvier qui suit.
Actant la lenteur de l'avancée des débats tout en assumant une "forme de résistance parlementaire mouvante", les députés de La France insoumise se sont relayés en conférence de presse mardi pour affirmer que le gouvernement pourrait tout à fait prolonger les débats au-delà de vendredi minuit. Un appel également relayé plusieurs fois dans l'hémicycle ces derniers jours.
Pour Eric Coquerel, député LFI et président de la commission des finances, "rien n'empêche constitutionnellement" le gouvernement de poursuivre l'examen des débats durant le weekend. Selon lui, gouvernement et majorité "ont tous les moyens d’accélérer et d’aller au bout d’examen de la réforme en prenant deux, trois, quatre jours de plus".
Cette demande de prendre plus de temps pour examiner le texte est partagée au sein de la Nupes. Arthur Delaporte (Socialistes) estime que cela est "nécessaire" et dénonce une volonté de "cadenasser les débats" de la part du gouvernement qui offre, d'après ses chiffres, un temps de débat "40% inférieurs à ceux de la précédente réforme des retraites", débattue en 2020 et finalement abandonnée.
La semaine dernière déjà, peu avant la levée de séance vendredi 10 février au soir, les députés LFI avaient multiplié les rappels au règlement pour obtenir une poursuite de l'examen les samedi 11 et dimanche 12 février ; une demande qui s'était vue opposer une fin de non-recevoir par Sylvain Maillard (Renaissance) et le ministre des Relations avec le Parlement, Franck Riester.
Cette demande réitérée de prolonger les débats au-delà du vendredi 17 février à minuit est jugée hypocrite au sein de la coalition présidentielle. Pour Erwan Balanant (Démocrate), "si les débats étaient possibles et qu'ils ne ressemblaient pas à de l’obstruction, pourquoi pas...", confie-t-il. Mais si le député du MoDem estime "nécessaire" d'avoir "un débat qui éclaire les Français". il déplore un "double langage" de La France insoumise qui appelle à siéger plus longuement après avoir ralenti, voire bloqué, les débats en déposant des milliers d'amendements, dont un grand nombre étaient identiques.
Ces derniers jours, les groupes de la majorité, ainsi que Les Républicains et le Rassemblement national ont multiplié les appels à destination de la Nupes en général, et de LFI en particulier, afin que la gauche retire des amendements pour permettre à l'Assemblée nationale d'examiner le coeur de la réforme, à commencer par l'article 7 qui prévoit le report de l'âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans. Ce que la Nupes a commencé à faire, notamment mercredi 15 au soir, avec un empressement variable selon les groupes, ce qui dénote des nuances de stratégie au sein de l'alliance de gauche.
Les députés n'ayant cependant pas encore commencé à examiner l'article trois (sur les vingt que compte le texte), jeudi à la mi-journée, il est à l'évidence impossible d'envisager que l'ensemble de la réforme puisse être examinée dans le temps imparti.