Tirs lors de refus d'obtempérer : la mission d'information ne se prononce pas sur les conséquences de la loi Cazeneuve de 2017

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Image d'illustration. CC Pixabay via Pexels
par Maxence Kagni, le Mercredi 29 mai 2024 à 10:45, mis à jour le Mercredi 29 mai 2024 à 16:42

Qualifiée de "permis de tuer" par La France insoumise, la loi Cazeneuve de 2017 sur "la sécurité publique" a modifié la doctrine d'emploi de leurs armes par les policiers, notamment en cas de refus d'obtempérer. Dans un rapport, présenté ce mercredi 29 mai, Thomas Rudigoz (Renaissance) et Roger Vicot (Socialistes) constatent cependant que le nombre de tirs effectués par les forces de l'ordre dans ce genre de situation a connu une tendance à la hausse entre 2012 et 2017, puis à la baisse entre 2017 et 2022, dans un contexte de forte augmentation des refus d'obtempérer. Contrairement à son collègue de la majorité, le député PS propose néanmoins de modifier le cadre légal. 

Faut-il modifier les règles d'utilisation des armes à feu par les policiers dans le cadre d'un refus d'obtempérer ? Les députés Thomas Rudigoz (Renaissance) et Roger Vicot (Socialistes) présentent, ce mercredi 29 mai, le rapport de leur mission d'information sur "la hausse du nombre de refus d'obtempérer et les conditions d'usage de leurs armes par les forces de l'ordre".

Lancée à l'initiative de la commission des lois de l'Assemblée nationale, cette mission - dont le principe a été décidé à la suite de la mort de Nahel, le 27 juin 2023 à Nanterre - aboutit à un rapport qui met notamment en lumière une "hausse conséquente", sur une "dizaine d'années", des refus d'obtempérer. Et conclut à l"impérieuse nécessité d'améliorer la formation des policiers".

Au cours de leurs travaux, qui ont commencé en octobre dernier, les deux élus se sont surtout penchés sur la loi du du 28 février 2017 relative à "la sécurité publique", critiquée par de nombreux élus de gauche qui lui reprochent d'avoir entraîné une hausse des tirs mortels effectués par des policiers. Votée à la fin du quinquennat de François Hollande, cette loi - qui a harmonisé les règles d'usage des armes des policiers sur celles des gendarmes - est même qualifiée de "permis de tuer" par La France insoumise

Le Code de la sécurité intérieure offre désormais aux agents de la police nationale la possibilité de tirer sur une voiture "en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée" si les conditions suivantes sont remplies :

  • le conducteur n'obtempère pas à l'ordre d'arrêt, 
  • les policiers ne peuvent immobiliser le véhicule qu'avec leurs armes,
  • les occupants du véhicule "sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à la vie [des policiers] ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui".

Sur les 23 recommandations qu'ils formulent à l'issue de leur mission, Roger Vicot et Thomas Rudigoz en présentent 22 en commun : leur seul point de désaccord porte précisément sur la nécessité, ou non, de modifier à nouveau le Code de la sécurité intérieure.

"L’évolution des tirs des forces de l’ordre divise profondément les acteurs, tandis que les chiffres peinent à illustrer une tendance évidente et pérenne", écrivent les deux parlementaires. Le député socialiste Roger Vicot propose toutefois une réécriture de l'article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure, tandis que son collègue de la majorité présidentielle Thomas Rudigoz estime, au contraire, qu'il ne faut "pas engager de réécriture".

Une hausse des refus d'obtempérer 

    De 2012 à 2022, les refus d'obtempérer simples ont augmenté de 33,7% (de 19.174 à 25.641) et les refus d'obtempérer aggravés ont connu une hausse de 94,6% (de 2.520 à 4.905), indiquent Thomas Rudigoz et Roger Vicot. Les élus ajoutent que "le nombre de refus d'obtempérer simples serait, en réalité, davantage sous-évalué que surévalué".

    Un refus d'obtempérer constaté par un policier ou un gendarme aurait lieu toutes les 17 minutes en France. Extrait du rapport

    Les auteurs du rapport jugent "très difficile" d'identifier la raison de cette hausse et avancent plusieurs hypothèses, comme "l'augmentation de la commission de délits routiers", "le coût du permis de conduire", "l'augmentation du trafic de stupéfiants" ou encore "la hausse des contrôles routiers". 

    Thomas Rudigoz et Roger Vicot proposent donc de "mener un travail d'analyse qualitative des causes des refus d'obtempérer et des profils de leurs auteurs". "Pour ce faire, les forces de l’ordre devront rédiger davantage de commentaires lors de la constatation d’un refus d’obtempérer", préconisent-ils. 

    A ce stade, les co-rapporteurs ne jugent cependant pas nécessaire d'aggraver encore la répression pénale des refus d'obtempérer : la dernière modification législative, datée de janvier 2022, "ne leur paraît pas déjà désuète ou dépassée". Ils plaident, en revanche, pour le lancement d'une campagne nationale nommée "Vous auriez dû vous arrêter", qui insisterait notamment sur "les risques physiques et en termes de droit pénal" liés aux refus d'obtempérer.

    Une hausse des tirs en 2017, avant une décrue

    Dans leur rapport, les deux parlementaires constatent également une hausse des tirs sur véhicules en mouvement par les policiers de 2012 à 2017 (de 116 tirs à 205 tirs), avec un pic en 2017, suivie d'une baisse de 2017 à 2022 (de 205 tirs à 140 tirs), pour retrouver en 2022 le niveau de 2016. "Le caractère exceptionnel de l’année 2017 est indiscutable", écrivent Thomas Rudigoz et Roger Vicot.

    Les deux parlementaires jugent toutefois nécessaire de "mettre en parallèle" la hausse de ces tirs et la hausse des refus d'obtempérer. Citant la Direction générale de la police nationale, ils précisent que "le nombre de tirs recensés contre les véhicules en mouvement représente moins de 1% des refus d'obtempérer".

    Le croisement des données relatives aux refus d’obtempérer et aux tirs met à mal l’hypothèse d’une hausse de la propension des forces de l’ordre à tirer. Extrait du rapport

    Mais la hausse de ces tirs est-elle due à la modification du Code de la sécurité intérieure en 2017 ? "La très grande difficulté d’interprétation des données recueillies, déjà rappelée au début de ce rapport, invite à la plus grande prudence", répondent Thomas Rudigoz et Roger Vicot, qui refusent de "trancher la question". Les deux parlementaires citent une étude des chercheurs Sebastian Roché (CNRS), Paul Le Derff (université de Lille) et Simon Varaine (université Grenoble Alpes). Publiée dans la revue Esprit en septembre 2022, elle conclut "qu’il y a eu cinq fois plus de personnes tuées par des tirs policiers visant des véhicules en mouvement depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2017 par comparaison avec la période précédente et qu’il y a donc bien un lien entre les deux".

    Mais les deux députés "relativisent" ces affirmations et appellent à "ne pas confondre corrélation et causalité". Ils considèrent que "si la loi du 28 février 2017 devait avoir eu un impact véritablement déterminant, ses effets se feraient sentir sur le plus long terme et la hausse du nombre de tirs se poursuivrait après 2017" alors que "l’ensemble des données démontre une décrue après ce pic". Ils soulignent, en outre, que l'"augmentation du nombre de tirs était déjà engagée avant même l’année 2017"

    Réécrire la loi ?

    Roger Vicot juge néanmoins que la formulation de la loi de 2017 porte en elle un "risque d’ambiguïté" et qu'elle a "entraîné une confusion dangereuse". Le Code de la sécurité intérieure permet d'ouvrir le feu sur un véhicule en mouvement dont les occupants sont "susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui". Le député PS estime nécessaire de supprimer le mot "susceptibles" pour le remplacer par "vont manifestement et de manière imminente". Une manière de ne pas "faire croire que les conditions de tir ont été assouplies, ce qui placerait l’agent en situation paradoxale de violation de la loi et l’État de ses obligations conventionnelles". L'élu a décidé de déposer une proposition de loi sur le sujet.

    Pour sa part, Thomas Rudigoz juge "qu'il ne convient pas de relancer un débat sémantico-juridique qui pourrait aboutir à semer davantage de confusion". Il assume également ne "pas vouloir, symboliquement et politiquement, envoyer un message négatif aux forces de l’ordre qui se sont parfaitement approprié le nouveau cadre d’usage de l’arme". "Revenir en arrière serait aussi donner raison à tous ceux qui considèrent que [les dispositions de la loi de 2017] constituent des 'permis de tuer'", affirme le député Renaissance qui plaide plutôt pour "la clarification des instructions et le renforcement de la formation".

    Les deux rapporteurs se retrouvent pour proposer d'"allonger la durée de la formation des élèves gardiens de la paix et des policiers adjoints" mais aussi de "renforcer l'ouverture des écoles de police à des formateurs issus du monde" comme des historiens, des sociologues ou des professionnels du droit. Thomas Rudigoz et Roger Vicot proposent aussi d'"engager une réflexion sur le développement, en formation initiale et continue, des compétences de gestion du stress et de désamorçage des conflits". Les élus souhaitent, en outre, "sanctuariser" les "formations réglementaires au tir" mais aussi "renforcer la formation des policiers à l''après-tir'".

    "Dépayser les affaires"

    Par ailleurs, le député de la majorité et son collègue de l'opposition avouent être dans l'incapacité de dire si les policiers disposent, ou non, d'un traitement favorable par l'institution judiciaire. "Faute d’accès à des données statistiques précises, il est difficile à vos rapporteurs de se faire une idée du traitement exact qui est fait des affaires de tirs par l’autorité judiciaire", indiquent-ils. Lors de la présentation de leur rapport devant la commission des lois, Riger Vicot a cependant réfuté toute idée d'"impunité" lorsqu'une sanction s'avère nécessaire. 

    Les deux parlementaires, qui estiment nécessaire de conserver "le cadre du droit commun" pour les affaires impliquant des tirs de policiers, proposent en revanche "d'encourager, au moyen d'une circulaire du garde des Sceaux, le dépaysement des affaires". Ils proposent aussi de rappeler par une circulaire que le Code de procédure pénale permet de suspendre un agent mis en cause dans ses fonctions sur la voie publique, "tout en permettant l’exercice de fonctions administratives".

    Thomas Rudigoz et Roger Vicot préconisent enfin de moderniser "en priorité" les outils d'immobilisation des véhicules à disposition des forces de l'ordre, mais aussi d'"amplifier" le déploiement des caméras embarquées dans les véhicules des forces de l'ordre.

    Pas de contact tactique et de présomption de légitime défense

    Thomas Rudigoz et Roger Vicot se félicitent de l'exclusion "par la très grande majorité des acteurs auditionnés" au cours de leur mission de la méthode du "contact tactique", mise en œuvre au Royaume-Uni. Cette technique, réclamée en France par Eric Zemmour, permet aux forces de l'ordre de percuter à faible allure, avec leur véhicule, des deux-roues en fuite, afin de les faire tomber et d'en appréhender les conducteurs. Les deux rapporteurs jugent que le contact tactique "présente des risques et psychologiques pour les individus et les agents, mais aussi médiatiques ou juridiques renforcés pour les forces de l'ordre".

    Thomas Rodigoz et Roger Vicot écartent aussi la présomption de légitime défense au bénéfice des policiers et gendarmes, prônée par Marine Le Pen"Mal comprise, elle pourrait donner aux forces de l’ordre comme au grand public l’illusion d’une irresponsabilité pénale générale", expliquent les deux députés. Selon eux, "cette situation serait de nature à générer de forts risques juridiques chez des forces de l’ordre, tout en renforçant encore la méfiance d’une partie de la population à leur égard".