La censure du budget pour l'année 1980, à la veille de Noël, avait contraint le gouvernement de Raymond Barre à présenter en urgence une loi "autorisant le Gouvernement à continuer à percevoir en 1980 les impôts et taxes existants". A l'époque, c'est le Conseil constitutionnel qui avait déclaré la loi de finances "non conforme" pour une question de procédure. Retour sur l'examen de cette loi spéciale, qui s'est déroulée le jeudi 27 décembre 1979 avec des protagonistes tels que François Mitterrand, Jacques Chaban-Delmas, ou encore Maurice Papon, dans le compte rendu des débats.
Hiver 1979. A la veille de Noël, le Conseil constitutionnel déclare le projet de loi de finances 1980 inconstitutionnel pour des raisons procédurales, sur fond de divergences politiques au sein de la majorité UDF-RPR. Le président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, et le Premier ministre, Raymond Barre, convoquent alors le Parlement en session extraordinaire le jeudi 27 décembre 1979. Le but : étudier "un projet de loi autorisant le Gouvernement à continuer à percevoir en 1980 les impôts et taxes existants" (aussi appelé loi spéciale).
Le gouvernement a certes déposé un nouveau budget pour l'année 1980, mais les parlementaires sont "dans l'impossibilité d'adopter [le] texte avant le 1er janvier", explique alors le rapporteur général du Budget, Fernand Icart. Le jeudi 27 décembre 1979, à 15 heures, les députés entament donc la discussion sur la loi spéciale.
Ce texte, qui ne comporte qu'un article unique, n'appelle, à mes yeux, aucun commentaire. Fernand Icart
Le texte contient un article unique : "Jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi de finances pour 1980, la perception des impôts, produits et revenus affectés à l’Etat, aux collectivités territoriales, aux établissements publics et organismes divers habilités à les percevoir, continue d'être effectuée pendant l'année 1980, conformément aux lois et règlements. Est de même autorisée la perception des taxes parafiscales existantes."
Dès 15h20, le président de l'Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, prononce une suspension de séance, à la demande du président de la commission des finances, Robert André-Vivien : les commissaires aux finances doivent examiner la loi spéciale avant son passage dans l'hémicycle.
A la reprise de la séance, à 17 heures, Robert André-Vivien demande une autre suspension de quarante-cinq minutes : "La commission des finances vient d'être saisie à l'instant même de vingt amendements par le groupe socialiste, ce qui prouve la capacité de travail de ce groupe", ironise l'élu RPR. Les députés doivent également examiner six amendements proposés par les communistes. La commission des finances les rejette tous.
Le ministre du Budget, Maurice Papon, peut donc présenter la loi spéciale à la tribune de l'hémicycle : "Le fait de permettre en 1980 le recouvrement des impôts et taxes existants présente un caractère impératif pour le fonctionnement de l'Etat et pour la vie de la Nation, qui n'échappera à personne". Maurice Papon précise que le projet de loi est un "texte purement juridique [qui] ne traite d'aucune question de fond".
Le présent projet de loi constitue le moyen immédiat et strictement nécessaire de faire face au risque de vide juridique. Maurice Papon
"Que cela soit bien clair, nous ne voterons pas [la loi spéciale]", répond à la tribune François Mitterrand. Le député de la Nièvre et premier secrétaire du Parti socialiste, qui deviendra le premier Président de gauche de la Ve République, en mai 1981, profite de son intervention pour critiquer longuement la politique de Valéry Giscard d'Estaing. Il annonce, en outre, la volonté de son groupe de modifier le projet de loi en l'amendant, "pour obtenir la création d'un impôt sur les grandes fortunes, d'un impôt sur le capital des sociétés, ainsi que la modification du barème de l'impôt sur le revenu".
Eh bien oui, nous nous battrons par les moyens que la démocratie nous donne. François Mitterrand
Quelques minutes plus tôt, le député communiste Roger Combrisson avait dénoncé les "manœuvres politiciennes" du RPR et de l'UDF (le parti présidentiel de Valéry Giscard d'Estaing) pour "dissimuler leurs responsabilités dans la crise" économique de l'époque et leur volonté de "poursuivre" la "politique d'austérité que subit le pays". Une fois la discussion générale achevée, le président Jacques Chaban-Delmas lance la discussion sur l'article unique du texte. Aucun parlementaire ne souhaitant prendre la parole, il est mis au vote et adopté.
Les députés de gauche défendent ensuite leurs amendements : taxe exceptionnelle sur les profits des sociétés pétrolières, taux de TVA à 0% pour les produits de première nécessité, impôt sur le capital des sociétés, impôt sur la fortune des personnes physiques, ou encore suppression de la taxe sur les carburants pour les VRP et les chauffeurs de taxis... Le communiste Jack Ralite propose aussi de modifier les tranches de l'impôt sur le revenu, notamment afin de mieux tenir compte de l'inflation et de limiter ainsi l'imposition des "petits et moyens contribuables".
Tous ces amendements sont rejetés : "On assiste à de vastes manœuvres politiciennes où les formations de la droite remplissent des tâches complémentaires et cautionnent objectivement la politique giscardienne, le RPR et l'UDF sont solidement unis pour conduire une politique antisociale et antinationale", dénonce alors la députée communiste Hélène Constans.
Il faut que le budget de la France prenne réellement en compte les revendications des travailleurs et les aspirations à mieux vivre. Hélène Constans
Résultat, les deux groupes de gauche votent contre l'ensemble de la loi spéciale, tandis les groupes UDF et RPR, qui disposent de la majorité, votent pour le texte. Celui-ci est donc adopté par 287 contre 200. Dans la foulée, Robert-André Vivien convoque les députés de la commission des finances, le lendemain à dix heures, pour examiner le projet de loi de finances qui sera examiné et adopté au début de l'année 1980. La séance s'achève par des félicitations et des applaudissements pour "les techniciens qui ont lancé la fusée Ariane", qui a effectué son premier vol le 24 décembre.
Dès le lendemain, le Sénat vote la loi spéciale sans modification par rapport à la version de l'Assemblée nationale, permettant son adoption définitive par le Parlement. Saisi par les communistes, le Conseil constitutionnel déclare le texte conforme. Dans leur décision du 30 décembre 1979, les Sages estiment qu'en "l'absence de dispositions constitutionnelles ou organiques directement applicables", "il appartient, de toute évidence, au Parlement et au Gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d'ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale".
Les députés se retrouveront à partir du 7 janvier 1980 pour examiner un budget complet pour l'année 1980 : le texte sera adopté dès le 11 janvier par 49.3 à l'Assemblée nationale et le 17 janvier par le Sénat. Le projet de loi de finances pour 1980 étant promulgué dès le 18 janvier, la prolongation de la perception des taxes et impôts de 1979 aura eu une durée de vie relativement courte, puisqu'elle aura été appliquée pendant moins de trois semaines.
En 1962, une autre procédure d'urgence avait été mise en œuvre à la suite de la censure du gouvernement de Georges Pompidou et à la dissolution de l'Assemblée nationale par le président de la République, Charles de Gaulle. Jusqu'à aujourd'hui, la loi spéciale n'avait été utilisée qu'une fois, en 1979, depuis le début de la Ve République.