Face aux actes antireligieux, les cultes ajustent leur doctrine

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Des tombes profanées dans le cimetière juif de Westhoffen en Alsace, le 4 décembre 2019 (AFP)
par Jason Wiels, le Jeudi 27 janvier 2022 à 19:04, mis à jour le Vendredi 28 janvier 2022 à 19:17

Le Premier ministre a confié une mission en décembre à deux députés de la majorité pour mieux recenser et réprimer les violences contre les religions. Auditionnés les 26 et 27 janvier, les responsables des principaux cultes estiment que les indicateurs officiels ne reflètent pas la réalité du phénomène.

Cimetière profané, mosquée taguée, icône religieuse volée, procession huée... Les exemples d'attaques contre les différentes religions et leurs fidèles ne manquent pas dans l'actualité quand ils ne font pas la une pour les plus tragiques d'entre eux. La tuerie de l'école juive Ozar Hatorah à Toulouse, l'assassinat du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray en 2016 ou, plus récemment, l'attentat islamiste dans la basilique de Nice en octobre 2020, rappellent à quel point le sujet est douloureux et sensible.  

Sensible et politique. Car même si la pratique religieuse recule en France (58% des Français se déclarent sans religion), une forte minorité de Français continue de se réclamer du catholicisme, de l'islam, du protestantisme ou du judaïsme. À quelques mois de l'élection présidentielle, le gouvernement a missionné deux députés, Isabelles Florennes (MoDem) et Ludovic Mendès (La République en Marche), "pour mieux prendre en compte, recenser, prévenir et punir" les actes antireligieux, selon la lettre de mission qu'ils ont reçue du Premier ministre, Jean Castex.

Outre un audit des services de l'État et plusieurs déplacements prévus dans les régions les plus touchées (Île-de-France, Grand Est et Provence-Alpes-Côte d'Azur), les deux parlementaires ont conduit une série d'auditions auprès des principaux responsables des cultes en France. Plus de huit heures d'audition, auxquelles LCP a pu assister, et qui permettent de dresser un premier constat : les cultes, en particulier musulman et chrétien, commencent seulement à s'organiser pour lutter contre le phénomène.

Un thermomètre imparfait ?

Si l'on s'en tient strictement aux chiffres du ministère de l'Intérieur, les actes antireligieux ne connaissent pas de poussée particulièrement forte ces dernières années. En 2021, 1400 faits (décomposés en "actions" ou "menaces") ont été recensés sur le territoire, soit une baisse de 17,2% par rapport à 2019, la parenthèse de 2020 étant marquée par la crise sanitaire et les confinements. Dans le détail, les actes antichrétiens baissent de 25%, passant en deux ans de 921 à 686. De même, les actes antisémites refluent de 15%, de 617 en 2019 à 523 en 2021. Seuls les faits antimusulmans enregistrent une hausse de 32 %, passant de 129 à 171.

Est-ce à dire que la situation est sous contrôle ? Qu'au plus le "sentiment" d'insécurité prendrait le pas sur la réalité des chiffres ? Ce bilan statistique mérite en fait d'être nuancé, car l'autocensure a été, jusqu'à il y a peu, la règle au sein des cultes : "Un prêtre qui se fait insulter dans la rue ou un diocèse qui est dégradé, l’un et l’autre ne portent pas plainte : ce n’est pas dans leur ADN", témoigne Ambroise Laurent, secrétaire général adjoint de la Conférence des évêques de France.

Le secrétaire général, le père Hugues de Woillemont, estime même que les catholiques doivent opérer "un changement de culture". "Il faut qu’on progresse dans cette dimension-là", reconnaît-il. Depuis l'année dernière, la Conférence des évêques de France exhorte chaque diocèse à systématiser les dépôts de plainte. Mais l'instance a encore récemment rappelé la consigne à ses ouailles à travers un communiqué interne, le message n'étant pas encore totalement passé.

Pour les musulmans, le constat est le même selon Mohammed Moussaoui, à la tête du Conseil français du culte musulman (CFCM) :

J’ai souvent été exposé au problème des mosquées qui refusent de déposer plainte ou même d’en parler. Elles préfèrent leur 'tranquillité'. Mohammed Moussaoui, président du CFCM

Les fidèles préféreraient donc payer le prix du silence pour éviter la lumière, à tel point que "les chiffres ne reflètent pas la réalité du phénomène", assure Mohammed Moussaoui. La peur d'attirer les journalistes, voire d'être tenus pour responsable du "déclenchement d'une émeute" seraient aussi des raisons mises en avant par les fidèles musulmans. L'universitaire n'exonère d'ailleurs pas le CFCM de ses responsabilités face à cette situation : les lettres de menaces adressées à l'organisme confessionnel ne font, par exemple, pas l'objet de plaintes. Et celui-ci, fracturé par des courants concurrents, n'a jamais réussi à mettre sur pied un observatoire des violences antimusulmanes.

Le suivi des victimes à revoir 

À l'autre bout de la chaîne pénale, l'accompagnant des plaignants laisserait toujours à désirer. "Aujourd’hui, j'estime que quand on dépose plainte en tant que musulman, on a 95% de chances que la plainte n’aboutisse pas", fait savoir Chems-Eddine Hafiz. Le recteur de la Grande mosquée de Paris ne manque pas d'exemples, citant un cas de "profanation de tombes musulmanes" pour lesquels il n'a jamais eu aucun retour ou une plainte contre "une femme politique qui s'est perdue". Avocat de profession, Chems-Eddine Hafiz reconnaît lui-même ne pas toujours montrer la voie. Agressé verbalement dans un restaurant chic de l'ouest parisien, il a préféré... ne pas porter plainte : "Regardez ma propre réaction en tant qu'avocat, alors imaginez celle d'un jeune habitant Sarcelles ou Bondy."

Pour la communauté juive, le ressenti n'est pas tellement éloigné. Passées les affaires criminelles retentissantes, comme les meurtres antisémites de Sarah Halimi ou de Mireille Knoll, les agressions délictuelles seraient davantage passées sous silence. "Pour les actes du 'quotidien', considérés comme moins graves, les personnes s’autocensurent et ne vont finalement pas porter plainte", confirme Élie Korchia, président du Consistoire central israélite de France.

À ses côtés devant les députés, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, souhaite un meilleur accompagnement des personnes prises pour cible en raison de leur religion :

Il faut assurer un meilleur suivi : on ne doit pas nous laisser dans un no man's landHaïm Korsia, grand rabbin de france

Marquée par des vagues de départs importantes vers Israël - avec un pic à près de 9000 personne en 2016 contre 2000 en temps normal -, la communauté juive française espère ne pas avoir à rouvrir la parenthèse de cet exode. "Face aux drames, sous Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron, les politiques ont toujours eu les mots justes", souligne Haïm Korsia. Tous les grands cultes reconnaissent d'ailleurs entretenir de bonnes voire de très bonnes relations avec l'État et les élus locaux, notamment quand il s'agit de sécuriser les événements religieux.

Caméras, gardiennage, vitres blindées...

Le ministère de l'Intérieur débloque régulièrement des enveloppes budgétaires pour assurer la sécurisation des lieux de culte. Le 13 janvier, Gérald Darmanin a annoncé 4 millions d'euros dédiés en priorité à la "vidéo-protection". Une action jugée utile par les représentants juifs qui estiment qu'il faut "durcir" la protection des lieux de culte. L'exemple de l'attaque de la synagogue de Copenhague en 2015, à l'intérieure de laquelle un terroriste islamiste n'a pas pu pénétrer grâce à des portes blindées alors que celle-ci était pleine, démontre selon eux l'utilité de tels investissements.

Dresser des barrières à l'entrée des temples ? Les autres cultes y pensent aussi, à commencer par la petite communauté protestante. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, y réfléchit ouvertement : 

Je n’ai jamais demandé la protection de nos lieux de culte comme nous l’avait proposé le ministère. aujourd’hui, je ne suis plus aussi certain de ne pas être en demande. Pourquoi ? Parce que si quelque chose arrive on va nous le reprocher. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France

Le recours aux caméras dans les lieux les plus sensibles, la mise sous vitre blindée d'œuvres d'art précieuses, voire la création de sas sécurisés, sont autant de protections qui naissent un peu partout dans les églises françaises. À raison de "deux églises vandalisées ou profanées par jour", selon les chiffres de la Conférence des Évêques, le temps est désormais à l'action. "Notre inquiétude, c'est que les atteintes au bien glissent progressivement vers les agressions physiques", redoute Ambroise Laurent.

L'organisme catholique a d'ailleurs mis au point depuis 2019 sa propre grille pour recenser les actes antireligieux, avec neuf catégories, allant des menaces par courrier aux attentats en passant par les incendies, les violences physiques et les dégradations. Les prélats tracent cependant une ligne rouge : pouvoir garder les églises ouvertes. "C'est notre tradition et ce doit rester notre priorité", insiste l'évêque de Nanterre Matthieu Rougé.

Les bénévoles se font toutefois rares pour assurer une présence physique dans les quelque 45 000 lieux de culte catholiques recensés en France. Malgré les coûts, la nécessité de recourir à "un gardiennage privé", notamment pour des événements particuliers ou les fêtes religieuses, n'est plus taboue. Mais cela doit rester un "pis-aller", souligne l'évêque, qui rappelle par ailleurs que la France reste une terre de liberté religieuse  : "Les catholiques qui s’échauffent un peu facilement sur ces sujets, je les invite à passer quelques temps en Irak, en Iran… vous verrez ce que c'est de ne pas être respectés par la société en général."

Des préconisations entre sanction et éducation

Isabelle Florennes et Ludovic Mendès rendront début mars leur rapport au gouvernement. Parmi les premières pistes de travail, la députée MoDem juge qu'il existe de "vraies interrogations sur le suivi des plaintes". "Quand il y a un retour, c'est un acte réparateur pour toute la communauté", souligne-t-elle. La question de l'éducation et celle de l'impunité sur les réseaux sociaux devraient aussi être au coeur de leur rapport. Ils réfléchissent encore à la possibilité d'aggraver certaines peines lorsqu'une agression est motivée par la religion des victimes.