Pourquoi l'État n'a (presque) pas renouvelé ses stocks de masques pendant dix ans

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par Jason Wiels, le Jeudi 18 juin 2020 à 17:25, mis à jour le Mercredi 2 décembre 2020 à 10:19

La commission d'enquête sur la gestion de l'épidémie de Covid-19 a auditionné jeudi les deux prédécesseurs de Jérôme Salomon à la direction générale de la Santé. Ils se sont expliqués sur le faible renouvellement des stocks de masques pendant leur mandat, entre la création d'un site unique de stockage et de nouvelles priorités sanitaires.

Alors qu'aujourd'hui la surproduction de masques guette, pourquoi la France en avait-elle si peu à disposition avant le confinement ? Le sujet est au cœur des questions posées par les députés de la commission d'enquête sur la gestion de la crise épidémique qui a débuté cette semaine. Pour y voir plus clair, ils ont entendu jeudi deux anciens patrons de la Direction générale de la santé (DGS), qui chapeaute la réponse sanitaire au sein du ministère.

Jean-Yves Le Grall (mai 2011 à septembre 2013) et Benoît Vallet (octobre 2013 à janvier 2018), les deux prédécesseurs de Jérôme Salomon, ont certes maintenu peu ou prou le stock stratégique de masques chirurgicaux, hérité des plans successifs de lutte contre les pandémies grippales. Mais leur gestion n'a toutefois pas restauré le milliard d'unités, soit le stock étatique disponible avant l'apparition du H1N1, en 2009.

Cette cible, qui correspond à une boîte de 50 masques pour 20 millions de foyers, est pourtant restée un objectif "revendiqué" comme tel dix ans après, a confirmé Benoît Vallet devant les députés. À partir de 2011, la nouvelle doctrine préconisée par le Haut Conseil de la santé publique, qui guide les décisions du ministère, a en revanche progressivement transféré la gestion des masques professionnels (FFP2) de l'État aux employeurs. Fort de 530 millions d'unités en 2011, les FFP2 ont disparu totalement des stocks stratégiques en 2016.

La réserve des masques pour la population s’est donc tassée au début des années 2010, pour se stabiliser entre 730 et 760 millions d’unités jusqu’en 2018, comme le montrent les chiffres reconstitués par la mission d'information parlementaire sur le virus.

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ÉVOLUTION DU STOCK DE MASQUES CHIRURGICAUX GERES PAR L’EPRUS PUIS PAR SPF
Source : mission d'information via Santé publique France

 

Une dernière commande avant inventaire

En 2013, avant de lâcher les manettes de la DGS, Jean-Yves Le Grall passe une commande de 100 millions d'unités. Ce sera la dernière avant celle d'un même montant lancée par Jérôme Salomon plus de cinq ans plus tard, après les résultats d'un audit qui déclare l'essentiel des stocks non conformes.

Entre ces deux moments, Benoît Vallet a confirmé qu'aucune autre commande n'est venue renflouer les réserves (voir vidéo en une). Celle dont il a hérité lui ayant permis de compenser les destructions réalisées pendant son mandat. 

L'essentiel des masques était pourtant vieillissant, la majorité d'entre eux datant de la période 2003-2005. Pourquoi ne pas avoir accéléré le renouvellement ? L'ex-directeur général s'est justifié en rappelant les nouveaux risques sanitaires auxquels les Français étaient exposés : Ebola, le virus Zika, les attentats terroristes, "la crainte d'une attaque de niveau nucléaire ou chimique" ou encore le renouvellement des vaccins contre la variole.

Ainsi, même si une commande pour 100 millions de masques ne coûte à cette époque "que" 3,2 millions d'euros (soit 3,2 centimes l'unité) – une goutte d'eau dans les finances publiques – les priorités sanitaires, donc budgétaires, sont alors ailleurs.

Un déménagement et des procédures chronophages

En 2014, quelques mois après sa prise de fonction, une nouvelle norme sanitaire impose une vérification de la conformité des stocks. Mais cet impératif va se heurter à un autre projet d'ampleur : le déménagement sur un site principal situé à Marolles (Marne) de "l'essentiel du stock stratégique de masques chirurgicaux", disséminé jusque-là un peu partout sur le territoire.

Un investissement de "plusieurs dizaines de millions d'euros", qui va occuper "toute l'année 2015 et une partie de l'année 2016", a assuré Benoît Vallet : 

Il semblait raisonnable d'avoir attendu la mise en place du stock central pour faire une évaluation large. Benoît Vallet

Lancer l'analyse avant de tout centraliser, c'était selon lui prendre le risque "d'abîmer des masques en cours de route" et in fine de "faire annuler l'échantillonnage".

Les stocks ne répondent plus

Ce n'est qu'en avril 2017 que Benoît Vallet peut formellement lancer l'appel d'offres qui débouchera sur un audit indépendant qui rendra ses conclusions l'année suivante. Comme l'a révélé Libération, sur les 125 échantillons testés par l'entreprise belge Centexbel, tous sont jugés non conformes aux nouvelles exigences européennes.

À cette date, c'est Jérôme Salomon qui pilote désormais la DGS. François Bourdillon, son interlocuteur à Santé publique France, l'établissement qui gère d'un point de vue opérationnel les stocks stratégiques, le prévient sans délai de cette évaluation accablante. Le 26 septembre 2018, il lui adresse une lettre rappelant l'impératif d'atteindre la cible du milliard de masques. 

Jérôme Salomon lui répond fin octobre de commander "50 millions de masques, voire de 100 millions de masques si les moyens financiers le permettent". En parallèle, la destruction massive des stocks non conformes commence. Elle durera jusqu'en mars, en plein confinement, comme l'a dévoilé Le Monde,

85 millions sur 360 millions de masques promis à la destruction sont sauvés in extremis des flammes grâce à une expertise confiée dans l'urgence à la Direction générale de l'armement et à l'Agence nationale de sécurité du médicament. Celle-ci conclut que les propriétés filtrantes sont suffisantes pour protéger le grand public, par exemple dans les transports. Au total, l'État disposait à sa main début 2020 de 102,5 millions de masques chirurgicaux conformes, plus 72 millions de masques périmés fin 2019. Loin, très loin du milliard officiellement visé.