Énergie : un État "insuffisamment stratège", déplorent les syndicats du secteur

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par Léonard DERMARKARIAN, le Jeudi 26 janvier 2023 à 17:08, mis à jour le Vendredi 27 janvier 2023 à 11:49

Auditionnés à l'Assemblée nationale, plusieurs représentants syndicaux du secteur de l'énergie ont exprimé un regard critique sur la politique énergétique française, mettant notamment en cause le marché de l'électricité, les règles européennes et l'Arenh, ainsi qu'un manque de stratégie de l'Etat depuis une vingtaine d'années. 

Après les anciens PDG d'EDF, d'anciens membres de cabinets ministériels et le secrétaire actuel du Comité social et économique central d'EDF, c'était au tour de représentants syndicaux du secteur de l'électricité et du gaz d'être auditionnés, mercredi 25 janvier, par les députés de la commission d’enquête "visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France". 

Les représentants de FO, de la CGT, de la CFDT et de la CFE-CGC ont tous salué l'initiative de la commission d'enquête parlementaire. Elle permet, selon Jacky Chorin (FO), un "début de bilan de la dérégulation" du secteur énergétique ayant eu lieu en France depuis les années 1990.

Éviter un "suicide industriel européen"

L'une des causes avancées pour expliquer les récentes difficultés rencontrées par la France en matière énergétique (comme le risque de coupures d'électricité) a notamment été le marché intérieur de l'énergie en Europe. Depuis 1996, l'Union européenne a entamé une politique de libéralisation et d'harmonisation dans le domaine de l'énergie, qui a profondément modifié l'organisation industrielle de l'énergie en France. 

Pour Julien Lambert (CGT-Mines Energie), "le marché européen et le marché français de l'énergie tel qu'il a été constitué détruit aujourd'hui finalement les objectifs de la transition énergétique". Selon lui, l'établissement de mécanismes de marché et le développement d'acteurs privés dans l'énergie a créé une concurrence entre "les logiques de court-terme et de profits" et les "logiques de long-terme, de sûreté de réseau, de production et de sûreté énergétique", auxquelles, à ses yeux, le marché ne peut pas répondre.

Un avis partagé, à quelques nuances près, par les autres responsables interrogés. Christophe Béguinet (CFDT) a mis en avant le fait que l'organisation actuelle du marché était "un problème", mais pas "le problème" : selon lui, un marché intérieur commun de l'énergie peut, s'il est réformé, offrir davantage de bénéfices que vingt-sept marchés européens nationaux. Alexandre Grillat (CFE-CGC) a également appelé de ses vœux une "réforme de fond en comble" du marché intérieur de l'énergie, afin d'éviter un "suicide industriel européen".

 

Un "Etat insuffisamment stratège"

Depuis le milieu des années 1990, la France a connu de profonds bouleversements industriels dans le cadre de l'intégration européenne : les monopoles historiques de service public dans les transports, les télécoms ou l'énergie ont fait place à des marchés concurrentiels. La compagnie Gaz de France a, par exemple, été privatisée en 2006 (désormais Engie), tandis que des acteurs privés exercent désormais une activité commerciale dans la distribution d'électricité, en plus d'EDF, qui doit leur vendre de l'électricité à travers le dispositif de l'Arenh, un "dispositif asymétrique unique en Europe au détriment d'EDF", pour Julien Lambert (CGT-Mines Energie).

Selon les responsables interrogés, ces évolutions ont provoqué un affaiblissement du secteur industriel national avec des chaînes de sous-traitance fragilisées et une recrudescence d'incidents, tandis que les conditions de travail, les expertises et les perspectives de carrière se sont dégradées. Le changement de statut d'EDF, d'un Établissement public industriel et commercial (EPIC) au passage à une société anonyme (SA) a profondément modifié les objectifs que devait poursuivre l'entreprise, a regretté Jacky Chorin (FO).

On a eu le plus mauvais des deux mondes : la logique financière et l'intervention de l’État. [...] Si on veut tuer une entreprise publique, qu'on le dise ! Jacky Chorin, représentant de Force Ouvrière et ancien administrateur D'EDF, à propos des évolutions d'EDF

Enfin, le développement modeste des énergies renouvelables, ainsi que les tergiversations des gouvernements sur la part à accorder au nucléaire, aux énergies fossiles et aux énergies renouvelables dans le mix énergétique ont, au fil des années, "fragilisé" la filière, pour Alexandre Grillat. Le représentant de la CFE-CGC a déploré un "Etat insuffisamment stratège", notamment en termes d'énergies renouvelables et de renouvellement du parc nucléaire, ansi qu'un "Etat actionnaire qui a failli", en se comportant comme un "prédateur" vis-à-vis des profits d'EDF (voir la vidéo en tête d'article).

Jacky Chorin (FO) a, quant à lui, appuyé sur les tergiversations des gouvernements successifs, en mettant en avant les valses-hésitations à propos des fermetures de centrales nucléaires ou à charbon.

 

Inquiétudes sur l'avenir énergétique de la France

Interrogés sur l'actualité politique, notamment marquée par la réforme des retraites et différents textes législatifs sur l'énergie (accélération des énergies renouvelables, relance du nucléaire, prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie), les responsables syndicaux ont fait part de leurs inquiétudes.

S'agissant des retraites, Jacky Chorin (FO) a dénoncé la fin des régimes spéciaux prévue par la réforme, alors même que la Caisse nationale des industries électriques et gazières (CNIEG) est, selon lui, à l'équilibre et qu'elle a été "citée par le MEDEF comme étant la meilleure caisse de retraite de France". Alexandre Grillat (CFE-CGC) a appelé à "traiter la question sociale de la transition professionnelle" face aux difficultés de recrutement et d'attractivité dans le secteur, qu'il attribue à l'absence de décisions prises par les gouvernements successifs.

Plutôt d'accord sur le constat, l'audition a révélé des priorités d'action différentes en fonction des syndicats. Pour sortir de l'ornière, plusieurs solutions ont été avancées durant l'audition pour gagner en indépendance et en souveraineté énergétique : suspension de l'Arenh, renationalisation d'EDF accompagnée d'un retour au statut d'EPIC, définition d'un contrat de service public, réforme du marché européen... Parmi elles, une piste sera à l'étude prochainement à l'Assemblée nationale, lors de la journée d'initiative parlementaire du groupe Socialistes, jeudi 9 février : le député de l'Eure Philippe Brun a déposé une proposition de loi afin de faire d'EDF "un groupe public unifié" majoritairement détenu par l’État.