Ce sont deux décisions, prises à trois jours d'intervalle, vers lesquelles tous les regards se tournent. D'un côté, le Conseil constitutionnel rendra, ce vendredi 28 mars, une décision sur l'inéligibilité d'un élu de Mayotte ; de l'autre, le tribunal correctionnel rendra lundi son jugement concernant Marine Le Pen dans l'affaire des assistants d'eurodéputés du Front national (le nom du RN à l'époque des faits incriminés). La première peut-elle avoir un impact sur le second ?
Le Conseil constitutionnel s'apprête à rendre, ce vendredi 28 mars, sa décision sur une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par Rachadi Saindou. Cet élu de Mayotte a été privé de son mandat local après avoir été condamné à une peine d'inéligibilité avec exécution provisoire, c'est-à-dire s'appliquant immédiatement, même en cas d'appel. Une règle qu'il estime contraire à la Constitution, car elle porterait atteinte, selon lui, à la séparation des pouvoirs et à la "préservation de la liberté de l'électeur". Saisi, le Conseil d'Etat a jugé que la question valait d'être transmise aux Sages de la rue de Montpensier ; ce qu'il a fait en janvier. Charge désormais au Conseil constitutionnel de se prononcer sur les articles L. 230 et L. 236 du code électoral.
Cet article L. 236 prévoit que "tout conseiller municipal qui, pour une cause survenue postérieurement à son élection, se trouve dans un des cas d'inéligibilité prévus par les articles L. 230, L. 231 et L. 232 est immédiatement déclaré démissionnaire par le préfet".
Hasard du calendrier : le tribunal correctionnel dira le 31 mars, soit trois jours plus tard, s'il suit, ou non, les réquisitions du parquet qui a réclamé en novembre une peine de cinq ans d'inéligibilité avec exécution provisoire contre Marine Le Pen, dans l'affaire des assistants d'eurodéputés du Front national (le nom du parti à l'époque de l'affaire, entre 2004 et 2016) devenu depuis le Rassemblement national. Si la demande de peine d'inéligibilité était attendue - car elle est obligatoire en cas de condamnation pour détournement de fonds publics, en l'occurrence européens, incrimination que Marine Le Pen conteste - celle d'exécution immédiate l'était beaucoup moins. Une telle condamnation empêcherait la triple candidate à l'élection présidentielle de se présenter une quatrième fois à l'Elysée en 2027.
Dans les deux affaires, celle de l'élu de Mayotte et celle dans laquelle la cheffe de file du RN est jugée, la question de la peine d'inéligibilité avec exécution provisoire est au cœur des débats. Les regards se portent donc forcément vers le Conseil constitutionnel. Mais y a-t-il un lien à faire entre les deux cas ? Et la première décision peut-elle avoir un impact sur la seconde ?
Sur le plan strictement du droit, il n'y a pas de conséquence à envisager à l'égard de Marine Le Pen. Jean-Philippe derosier, constitutionnaliste
"Cela n'aura pas d'impact direct. Les deux articles soumis à l'appréciation du Conseil constitutionnel n'ont pas de rapport avec l'éligibilité à une élection présidentielle", estime Romain Rambaud, professeur de droit public et spécialiste du droit électoral, auprès de LCP. "Sur le plan strictement du droit, il n'y a pas de conséquence à envisager à l'égard de Marine Le Pen", considère aussi le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, qui développe : "Cela concerne un élu local, ce que n'est pas Marine Le Pen. Elle est députée et justement les parlementaires ne sont pas déchus de leur mandat."
En effet, contrairement au Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel – chargés des élus nationaux, mais pas des élus locaux – a toujours refusé de déchoir de leur mandat les parlementaires condamnés à une peine d'inéligibilité immédiate, justement parce qu'elle n'est pas définitive. Un "deux poids deux mesures" dénoncé par les avocats de l'élu mahorais.
"Le Conseil n'aura pas à se prononcer sur la conformité à la Constitution de l'exécution provisoire des peines d'inéligibilité", analyse également Mathieu Carpentier, lui aussi professeur de droit public. Pour ce dernier, même si les Sages venaient à donner raison au requérant, "ce n'est pas le principe de l'exécution provisoire qui sera remis en cause, mais uniquement les conséquences de cette dernière sur le mandat de l'élu local".
Aucun impact, sauf à ce que le Conseil constitutionnel décide de "poser un principe" sur le droit d'éligibilité, note Romain Rambaud. Mais "en droit, un juge a plutôt tendance à répondre à la question posée et à ne pas extrapoler", souligne celui qui sera toutefois attentif à la manière dont la décision des Sages sera rédigée. "Le Conseil constitutionnel est rarement aventureux. Il se limite à répondre aux questions posées. Or, la seule question posée est de savoir si l'exécution provisoire emporte déchéance du mandat ou non. Ce n'est pas la constitutionnalité de la peine d'inéligibilité, ni celle de son exécution provisoire", complète Jean-Philippe Derosier, interrogé par LCP.
En droit, un juge a plutôt tendance à répondre à la question posée et à ne pas extrapoler. Romain RAMBAUD, spécialiste du droit électoral
Le constitutionnaliste Benjamin Morel voit les choses un peu différemment. Dans le cadre de l'affaire de Rachadi Saindou, le Conseil constitutionnel devra, selon lui, "donner son interprétation de l'inéligibilité à titre provisoire" sur laquelle il existe "un grand flou". "Si le Conseil d'Etat renvoie la QPC devant les Sages, ce n'est pas pour rien. Il espère obtenir des lignes claires", affirme-t-il. Avant d'ajouter : "S'il censure les dispositions, il sera contraint de dire pourquoi l'inéligibilité lui pose problème. S'il ne censure pas, il pourrait émettre des réserves d'interprétation." Dans la foulée, lundi prochain, le tribunal correctionnel serait alors "un tantinet tenu" par l'interprétation faite par le Conseil constitutionnel, avance Benjamin Morel.
A trois jours du jugement que rendra le tribunal correctionnel, le Rassemblement national scrutera le résultat de la QPC, espérant qu'à travers leur décision concernant l'élu de Mayotte, les Sages acteront plus largement que la liberté de l'électeur doit primer sur l'exécution immédiate.
"Il y aura inévitablement une lecture qui sera faite en lien avec l'affaire Le Pen, alors même que sur le fond du droit il n'y a pas de lien", déplore Jean-Philippe Derosier. D'autant que le mois dernier, la nomination de Richard Ferrand à la tête de l'institution de la rue de Montpensier s'est jouée à une voix près, avec l'abstention très commentée du RN. Pour ce spécialiste, il aurait été "bien plus censé et judicieux de la part du Conseil constitutionnel de différer de quelques jours le rendu de sa décision".