Les députés ont rejeté la partie "recettes" du projet de loi de finances pour 2026 lors de la séance qui s'est tenue dans la nuit du vendredi 21 au samedi 22 novembre. De ce fait, la première lecture a été interrompue à l'Assemblée nationale et le texte a été transmis au Sénat. Plus de 125 heures d'examen, d'intenses débats sur la fiscalité, une large mobilisation jour et nuit... Sans majorité et sans 49.3. Quel premier bilan tirer de cette séquence inédite ? LCP a sollicité l'analyse de fins connaisseurs des discussions budgétaires d'hier et d'aujourd'hui.
"Ce dont nos concitoyens peuvent se réjouir, c'est que l'hémicycle est plein, que les débats sont très intenses", déclarait il y a quelques jours le député Paul Midy (Ensemble pour la République). "Les débats sont de bonne qualité", renchérissait Marc Fesneau (Les Démocrates). "Il n'y a pas de volonté d'obstruction. Cette lenteur est liée à l'investissement parlementaire dans le budget", complétait Laurent Baumel (Socialistes).
Car sans majorité à l'Assemblée nationale et sans recours à l'article 49.3 de la Constitution – ce qui est inédit –, les députés "ont le sentiment qu'ils vont réellement légiférer, imprimer des choses dans le budget du pays", poursuivait ce dernier. Sauf que... malgré le dialogue qui s'est notamment instauré entre le gouvernement et les socialistes, les discussions n'ont pas permis d'aboutir à un compromis sur la partie "recettes" du projet de loi de finances (PLF), ce qui a conduit au rejet de celle-ci dans la nuit du vendredi 21 au samedi 22 novembre.
Pendant des semaines, la représentation nationale a planché sur les questions budgétaires. Qu'il s'agisse du budget de l'Etat ou de celui de la Sécu. Les uns insistant sur l'exigence d'une plus grande justice fiscale. Les autres appuyant sur la nécessité de faire des économies pour réduire le déficit. Un chemin escarpé et périlleux pour le gouvernement. L'année dernière, c'est le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) qui avait entraîné la chute de Michel Barnier. "Il ne faut pas qu'on s'enferme dans un PLF perpétuel", mettait en garde un ministre auprès de LCP début novembre. Le risque, selon lui ? "Dans un budget, on parle forcément d'impôts. Et cela suscite rarement l'enthousiasme..."
Sans majorité et sans 49.3, les débats budgétaires ont pris un relief nouveau. Avec des séances qui ont suscité d'intenses discussions, comme sur la taxe Zucman, et une mobilisation générale au sein des différents groupes politiques, alors qu'en temps normal il s'agit surtout d'une affaire de spécialistes. Mais pour quel résultat ? "Il faut discuter, négocier les uns avec les autres. On n'était pas habitué à ça", explique à LCP le député et ancien rapporteur général du budget (2024-2025), Charles de Courson (LIOT), qui y voit un point positif. "Plusieurs groupes qui se déclarent d'opposition ou de la majorité (sic) sont obligés de composer. On ne peut pas imposer sa volonté aux autres", poursuit celui qui siège au Palais-Bourbon depuis 1993. Faisant un premier bilan de la séquence budgétaire, ce spécialiste des finances publiques estime cependant que "les points positifs sont inférieurs aux points négatifs".
Un avis partagé par deux autres anciens rapporteurs généraux du budget, sollicités par LCP. Pour eux, l'absence de majorité – et une Assemblée nationale fragmentée comme jamais – en est la principale raison. "Aujourd'hui, le rapporteur général est complètement ballotté. C'est beaucoup plus difficile pour lui que ça ne l'était pour Didier Migaud sous Jospin entre 1997 et 2002 ou pour moi entre 2002 et 2012", explique l'ancien député Gilles Carrez (Les Républicains). "C'est beaucoup plus confus compte tenu de la composition de l'hémicycle", renchérit l'ex-député socialiste Christian Eckert, qui a assuré les fonctions de rapporteur général de 2012 à 2014. Par le passé, "il y avait une coordination forte entre l'hémicycle et le gouvernement", rappelle-t-il, en précisant : "Soit on laissait la priorité au gouvernement pour des annonces ou des décisions, soit, de façon concertée, on laissait l'initiative à des parlementaires de la majorité."
C'était l'ancien monde. En 2025, "les groupes censés soutenir le gouvernement" (Ensemble pour la République, Les Démocrates, Horizons, la Droite républicaine) ont "déposé 600 amendements sur les 3 500" du projet de loi de finances, déplore Charles de Courson. "On n'a jamais vu ça !", critique le même, à l'unisson de ses prédécesseurs. Plus globalement, "sur la partie recettes du PLF, en commission des finances, on examinait entre 200 et 300 amendements, et dans l'hémicycle, on montait à 450", se remémore Gilles Carrez. Cela permettait, selon lui, d'avoir des "discussions approfondies sur les amendements les plus importants".
La multiplication du nombre d'amendements par rapport à cette époque s'explique, en partie au moins, par l'augmentation du nombre de groupes qui composent l'Assemblée nationale : seulement quatre en 2007, contre onze groupes aujourd'hui – un record sous la Ve République. Mais pas que, selon Gilles Carrez, qui évoque "le fait qu'on peut maintenant fabriquer des amendements à la pelle, de manière automatique, avec l'intelligence artificielle". "Il suffit de voir le député qui le présente pour voir qu'il n'a même pas compris ce qu'il présente. C'est devenu n'importe quoi", insiste-t-il. "A l'époque, l'un des éléments limitants était qu'il fallait rédiger sur papier. Aujourd'hui, vous appuyez sur un bouton et vous pouvez cracher de l'amendement en veux-tu en voilà", estime aussi Charles de Courson.
Ce dernier en appelle à un "minimum de discipline" et à en finir avec le dépôts d'amendements pour "faire parler de soi" et "faire le buzz". "Ce n'est pas comme ça qu'on peut légiférer proprement", considère le député LIOT. L'ancien élu PS Christian Eckert déplore, lui, que les députés "se balancent des chiffres à la figure, sans que les parlementaires aient suffisamment les moyens de s'assurer de leur véracité", car l'Assemblée ne dispose pas "des bases de données" et de "possibilités de simuler" l'impact des mesures proposées. Et ce, contrairement au gouvernement "qui a une armée mexicaine de hauts fonctionnaires à Bercy".
Pointant du doigt des "votes aberrants qui conduisent à accroître le déficit" - en la matière, tout dépendra cependant de la version finale du PLF et du PLFSS - et des "surenchères" dans les propositions, "à droite comme à gauche", Gilles Carrez, qui a longtemps été maire du Perreux-sur-Marne (Val-de-Marne), juge également dommageable la fin du cumul des mandats : "On savait ce que voulait dire équilibrer un budget dans nos communes ou nos départements et on essayait de raisonner de la même manière pour le budget de l'Etat."
Rapporteur général du budget au début du mandat de François Hollande, Christian Eckert met en garde contre un autre aspect, davantage lié à la communication autour des discussions budgétaires. "On oublie que le marathon dure deux mois, voire plus et qu'aujourd'hui, rien n'est décidé", rappelle celui qui a aussi été secrétaire d'Etat chargé du Budget et des Comptes publics du même François Hollande de 2014 à 2017. "Quand on vous dit aujourd'hui 'on a fait un budget qui est mauvais parce qu'il y a trop de taxes, pas assez d'économies…', c'est au mépris de ce qu'un habitué de ces sujets a dans la tête", poursuit-il, avant de renchérir : "Pour le moment, on n'a pas de budget. C'est à la fin de la foire qu'on compte les bouses."
S'il juge nécessaire que "les questions financières et budgétaires" aient une place de choix dans le débat politique, car elles sont "extrêmement importantes pour la vie publique", Christian Eckert appelle à la vigilance sur "le caractère complexe du cheminement démocratique". En l'illustrant par une anecdote personnelle, qui "n'est pas à [son] honneur" : "A la fin d'un marathon budgétaire, je ne savais pas toujours ce que nous avions décidé sur des sujets un peu techniques ou secondaires, parce que les versions avaient changé plusieurs fois. Le cheminement législatif avec deux assemblées, deux lectures… Ce n'est pas très communicable au grand public."
Pour l'heure, "les Français constatent que c'est un peu le bazar, voire le chaos, qu'on vote des choses contradictoires et ça les heurte", estime pour sa part Charles de Courson (LIOT), qui ajoute : "Ce n'est pas bon." Le député juge toutefois que l'abandon du 49.3 par le Premier ministre, Sébastien Lecornu, est positif, car son maintien "n'aurait fait que durcir encore les relations" entre les différentes forces politiques de l'Assemblée.
Même si elle assure avoir vu "émerger une culture du compromis" dans les débats en cours, la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet (Ensemble pour la République), appelle également à faire évoluer les choses. "Ce budget doit être le dernier discuté de cette façon-là", a-t-elle déclaré dans une interview au Monde. "Je pense notamment à l'incompatibilité entre les délais constitutionnels contraints et le nombre croissant d'amendements qui ne nous permet pas d'aboutir à un vote", a-t-elle développé, en faisant plusieurs propositions de modifications du règlement, comme le recours au "temps législatif programmé" – aujourd'hui impossible sur les textes budgétaires – ou une meilleure articulation entre le travail en commission et en séance. D'ici là, il faudra faire avec les règles en vigueur et pour l'heure, personne ne sait vraiment comment va se terminer ce marathon budgétaire.