Motions de rejet, "obstruction", commissions d'enquête... Quand le règlement de l'Assemblée se met au service du combat politique

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L'hémicycle de l'Assemblée nationale. LCP
L'hémicycle de l'Assemblée nationale. LCP
par Raphaël Marchal, le Jeudi 24 juillet 2025 à 16:37

Depuis la dissolution et la perte de majorité à l'Assemblée nationale, les instruments du règlement du Palais-Bourbon, parfois utilisés à front renversé, se retrouvent au cœur des stratégies politiques.

En cet après-midi de mai, Julien Dive s'avance à la tribune de l'Assemblée nationale. Cintré dans un costume bleu, petites lunettes rondes, le député apparenté Les Républicains s'apprête, en apparence, à donner le coup d'envoi des débats sur la loi Duplomb, qui s'annoncent électriques : le texte, vivement combattu par la gauche, réintroduit, à titre dérogatoire, un insecticide de la famille des néonicotinoïdes. Sur le parvis du Palais-Bourbon, des agriculteurs manifestent, tracteurs alignés devant la façade néoclassique, prêts à déverser leur colère, si l'examen du texte venait à s'éterniser.

Nous faisons face à une stratégie d’obstruction délibérée –⁠ une obstruction massive, revendiquée, assumée, méthodique qui instaure une rupture de confiance ! Julien Dive (apparenté Droite républicaine), rapporteur de la proposition de loi Duplomb, le 26 mai

Mais de débats dans l'hémicycle, il n'y en aura guère : face au "sabotage organisé" et "mur d'obstruction" de la gauche, qui a déposé des amendements par milliers, Julien Dive se lance dans la défense d'une motion de rejet, un instrument normalement réservé à l'opposition, et censé renvoyer d'office un texte de loi sur le métier. Utilisé ici à front renversé, il permet au socle gouvernemental d'éviter de longues heures de débat, dans un calendrier contraint, et d'accéder plus rapidement à la demande des organisations syndicales agricoles majoritaires.

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Dans le peu de temps qui lui est imparti, la gauche hurle au "49.3 caché", au coup de force antidémocratique. "C'est un détournement de procédure flagrant", fustige l'élue écologiste Delphine Batho, qui y voit l'irruption d'un "trumpisme à la française". Mais rien n'y fait : en une heure et demi, la motion de rejet est adoptée, ouvrant la voie à des négociations en commission mixte paritaire, où le socle gouvernemental se sait en position de force. Deux semaines plus tard, le texte est définitivement adopté, à l'issue d'une ultime séance tendue au Palais-Bourbon.

Vers une normalisation des motions de rejet "positives" ?

Quelques jours plus tard, le procédé est réutilisé dans le cadre de l'examen de la loi de validation de l'autoroute A69. Si ce n'est que la motion de rejet est cette fois déposée par La France insoumise, mais adoptée avec les voix du socle commun... Et l'abstention des groupes de gauche, qui ne peuvent que constater l'utilisation de leur propre véhicule de contestation. "Cela témoigne de la très grande fragilité du bloc central", estime Christine Arrighi (Ecologiste et social), fer-de-lance de l'opposition au texte sur l'A69, qui y voit, plus qu'un "contournement", un "détournement du règlement de l'Assemblée nationale". "Ils jouent avec les instruments démocratiques, et font croire qu'ils ne sont plus bons. Mais c'est la manière de les utiliser qui n'est pas bonne !"

"Quand vous regardez-bien, tous les outils parlementaires sont dévoyés de leur fonction première depuis la dissolution", tempère Marc Fesneau. "Commission d'enquête, motion de rejet, amendements, propositions de loi... Il n'y a plus rien qui fonctionne correctement !", explique le président du groupe Les Démocrates. "Ne venez pas reprocher à ceux qui usent des mêmes moyens que vous de faire la même chose que vous", avait-il d'ailleurs lancé aux élus de gauche dans l'hémicycle, le jour de l'adoption de la motion de rejet sur la loi Duplomb. "C'est un peu l'hôpital qui se moque de la charité !"

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La dissolution, mais surtout la recomposition de l'Assemblée nationale, désormais dépourvue de majorité même relative, ont marqué le franchissement d'une étape dans la recherche de points autrefois secondaires du règlement, désormais mis au service de l'affrontement politique au Palais-Bourbon. "C'est en effet la conséquence d'une Assemblée à la majorité introuvable ; mais c'est aussi la réaction d'une Assemblée qui ne se distingue pas par sa sérénité", constate Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille.

S'il souligne la maîtrise de la procédure des parlementaires qui découle de ces nouvelles stratégies, le spécialiste du droit constitutionnel remarque que le phénomène met aussi en lumière l'impossibilité de parvenir à mener des négociations entre les différents camps politiques. "Contrairement à ce qu'il s'était produit en 2006, lorsque le président Jean-Louis Debré avait posé devant les 137 000 amendements déposés contre la privatisation de Gaz de France", une "obstruction" partiellement abandonnée après des tractations menées entre les différents blocs.

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Or, assure Jean-Philippe Derosier, "l'obstruction revient à fossoyer le débat parlementaire", voire à amenuiser la "légitimité" des lois qui en sont issues. Dès lors, l'Assemblée nationale est-elle "cassée" par ces stratégies ? "Le seul juge de paix, ce sont le nombre de textes adoptés et les compromis trouvés entre les députés et les sénateurs", souligne-t-on dans l'entourage de Patrick Mignola, ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement. "Et cela fonctionne, malgré certains partis qui aimeraient jouer sur l'empêchement des institutions, LFI en tête", poursuit-le proche du ministre, évoquant la "soixantaine de textes" adoptés depuis l'arrivée de François Bayrou à Matignon, et "pas de moindre importance".

Les parlementaires ne se réveillent pas le matin en se demandant comment ils vont empêcher le débat. Entourage de Patrick Mignola, ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement

"Le nombre de textes que nous avons adoptés ne diffère pas de ce qui était présenté lors des années précédentes", a également constaté Yaël Braun-Pivet devant l'Association des journalistes parlementaires. Réfutant tout blocage du Palais-Bourbon, malgré des "moments de bordel innommable", la présidente de l'Assemblée a renvoyé dos-à-dos "obstruction" et motions de rejet. Elle a aussi dressé le constat d'une hausse du nombre de rapports législatifs des commissions permanentes, mais surtout des commissions d'enquête, à l'impact médiatique certain, appelant à ne pas tomber dans leur "instrumentalisation". Bref, à retrouver un fonctionnement plus classique des instruments parlementaires.

Des pistes d'évolutions

Subsiste le problème de "l'obstruction" et du "mur d'amendements", une problématique d'autant plus prégnante que le droit d'amendement est garanti par la Constitution, comme le rappellent très souvent les députés en réponse aux critiques. "On n'a encore pas trouvé de mécanisme efficace pour la combattre", reconnaît Jean-Philippe Derosier. Le constitutionnaliste salue toutefois la "très bonne idée" de Yaël Braun-Pivet, qui a proposé de rehausser le plancher pour créer un groupe parlementaire à 25, voire à 30 députés lors de la prochaine mandature, contre 15 à l'heure actuelle. "Cela permettrait de donner plus de cohésion, moins de cacophonie", explique l'universitaire.

Il est temps de changer de logiciel démocratique et donc de méthode : se confronter, mais aussi se respecter et trouver des voies de passage sans abdiquer ce que l'on est. François Bayrou, Premier ministre, dans sa déclaration de politique générale

D'autres procédés déjà existants pourraient également être adaptés, comme le temps législatif programmé, qui fixe une durée maximale pour l’examen de l’ensemble d’un texte. "Mais, actuellement, le débat échappe à celui qui les dirige", pointe Jean-Philippe Derosier. Le Premier ministre lui-même, taraudé par ce qu'il identifie comme une inertie du Parlement, s'est dit ouvert à des évolutions du règlement. François Bayrou plaide notamment pour permettre un examen simultané de plusieurs textes, puis des votes solennels concentrés sur la même journée. "Cela relève des prérogatives de la présidente de l'Assemblée nationale. On lui fait pleine confiance", commente-t-on dans l'entourage de Patrick Mignola. Reste qu'au vu de la configuration du Palais-Bourbon, ouvrir le front de modifications du règlement de l'Assemblée nationale représente un risque.