Entre pluie de 49.3 et rafales de motions de censure, les députés face à la nouvelle donne de l'automne budgétaire

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Image d'illustration de l'hémicycle de l'Assemblée nationale. LCP
Image d'illustration de l'hémicycle de l'Assemblée nationale. LCP
par Soizic BONVARLETMaxence Kagni, le Vendredi 10 novembre 2023 à 18:00

Tous les ans, d'octobre à décembre, les discussions budgétaires donnent, en principe, lieu à un véritable marathon au cours duquel les députés siègent jour et nuit dans l'hémicycle de l'Assemblée. Mais l'absence de majorité absolue a changé les règles du jeu. De 49.3 en motions de censure, les députés tentent de s'adapter à la nouvelle donne, entre déception de ne pas pouvoir pleinement débattre et détermination à défendre leurs idées. Enquête. 

Stéphanie Rist ne le cache pas : "Quand on est rapporteur, on a envie de faire le débat jusqu'au bout, c'est frustrant." Comme beaucoup de ses collègues, la députée Renaissance et rapporteure générale de la commission des affaires sociales regrette la tournure que prennent les débats budgétaires depuis le début de la seizième législature. Une situation qui résulte de la donne politique issue des élections législatives de 2022 qui n'ont pas permis à l'exécutif d'obtenir une majorité absolue à l'Assemblée nationale.

Or, le projet de loi de finances (PLF) et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) étant les deux textes qui fondent la politique du gouvernement, il est par principe acquis, jusqu'à preuve du contraire, que la majorité vote "pour", tandis que les oppositions votent "contre". Dans la configuration actuelle, avec une majorité qui n'est que relative, la Première ministre ne dispose donc pas du nombre de voix suffisant pour faire adopter le budget de l’État et celui de la Sécu sans recourir à l'article 49.3 de la Constitution. Conséquence, à chaque étape de l'examen de ces textes, Elisabeth Borne engage la responsabilité du gouvernement et se retrouve confrontée en retour à une ou plusieurs motions de censure

La faute aux oppositions, estime Elisabeth Borne... 

Cette année, tirant les enseignements des débats budgétaires de l'an dernier au cours desquels le gouvernement avait subi plusieurs revers, la Première ministre a fait le choix d'utiliser le 49.3 sur la partie "recettes" du PLF sans même laisser les députés entamer l'examen des articles et des amendements dans l'hémicycle.

En revanche, la partie "dépenses" a fait l'objet d'environ une semaine de débats, plus que l'an dernier, mais pas assez pour examiner l'ensemble des politiques publiques. Ces quelques jours ont permis à l'exécutif de mettre en valeur ses choix budgétaires en matière d'éducation, de justice et de sécurité, quitte à essuyer au passage quelques défaites lors de la discussion des crédits de l'agriculture et des Outre-mer. Finalement, la cheffe du gouvernement a mis fin aux discussions montant à la tribune de l'Assemblée, dans la nuit du mardi 7 au mercredi 8 novembre, pour annoncer le recours à un nouveau 49.3.

"Malgré nos ouvertures, une fois de plus, l'usage selon lequel les groupes d'oppositions refusent de voter un budget quel qu'il soit a prévalu." Elisabeth Borne

Quant au PLFSS, l'examen du texte dans l'hémicycle a été stoppé une première fois après le volet consacré à l'exercice 2023 de la Sécurité sociale et avant d'entrer dans l'examen du volet "recettes". "Malgré nos ouvertures, une fois de plus, l'usage selon lequel les groupes d'opposition refusent de voter un budget quel qu'il soit a prévalu", a justifié la Elisabeth Borne, estimant que le début de la discussion ne laissait aucun espoir, lorsqu'elle est montée à la tribune le mercredi 25 octobre pour engager la responsabilité du gouvernement. De la même façon, quelques jours plus tard, la Première ministre a annoncé le recours au 49.3 sur le volet "dépenses". 

L'habituel marathon budgétaire qui occupe les députés jour et nuit d'octobre à décembre se transforme ainsi en de multiples sprints entre chaque 49.3 pour les élus, et en une course d'obstacles à répétition pour le gouvernement qui doit manœuvrer entre risque d'être mis en minorité par les oppositions et motions de censure à répétition. Une source de frustration et d'irritation pour les députés de la commission des finances et de la commission des affaires sociales, en pointe sur le PLF et sur le PLFSS, qui se renvoient cependant la responsabilité de la situation selon qu'ils appartiennent à la majorité ou aux oppositions. 

"On commence à travailler sur ces textes en juillet, alors évidemment on a envie que ce travail soit utilisé", explique Stéphanie Rist. "On aimerait aussi avoir ces débats pour les citoyens, car on sait que nos échanges sont davantage suivis quand ils se déroulent dans l'hémicycle", ajoute la députée Renaissance. Si l'élue souhaiterait donc "plus de débats", elle note toutefois qu'il est important que ceux-ci ne soient pas "caricaturaux", ciblant ainsi, sans les nommer, certaines oppositions. Au sein du principal groupe de la majorité, certains élus expliquent même sans difficulté qu'ils ont demandé au gouvernement de ne pas tarder à utiliser le 49.3, notamment au début de l'examen du projet de loi de finances, afin de ne pas être battus en séance sur des amendements que l'exécutif se verra de toute façon reprocher par les oppositions de ne pas avoir retenus dans la version finale du texte. L'utilisation du 49.3 permet en effet au gouvernement de sélectionner les amendements qu'il souhaite, ou pas, conserver.

... la faute au gouvernement répondent les oppositions 

"On ne nous permet pas de présenter nos propositions, on devrait pouvoir challenger le gouvernement, qui n'est pas présent en commission", plaide Véronique Louwagie (Les Républicains), qui se dit "très choquée" par la méthode employée par l'exécutif. "Le gouvernement se saisit du prétexte de la majorité relative pour se passer du Parlement dans l'édification du budget", dénonce pour sa part le député communiste Pierre Dharréville (Gauche démocrate et républicaine). Une méthode jugée "très brutale" par Christine Pirès Beaune (Socialistes) : "Je ne crois pas que l'on ait déclenché un 49.3 un jour sur un budget avant même que l'on ait commencé l'examen des articles", s'indigne cette spécialiste du budget.

C'est un nouvel abaissement du Parlement. Pierre Dharréville (GDR)

Face aux 49.3, les motions de censure se multiplient, le plus souvent à l'initiative de La France insoumise, parfois à celle du Rassemblement national. "Depuis quand 'un texte fondamental' ne mérite pas que l'Assemblée nationale en discute ?", a notamment lancé Sophie Taillé-Polian (Écologiste) lors d'un débat de motion de censure dans l'hémicycle, le 20 octobre. Ces tentatives de faire tomber le gouvernement sont toutefois vouées à l'échec, les députés Les Républicains refusant jusqu'à présent de voter les motions de censure déposées au fil des parties et des lectures du projet de loi de finances et du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. 

De leur côté, le gouvernement et sa majorité relative arguent du fait que "le débat a eu lieu" en commission, tel le rapporteur général du budget, Jean-René Cazeneuve (Renaissance), faisant le compte des heures passées sur le PLF au sein de la commission des finances. "Je ne suis pas certain que le débat va s'éterniser dans l'hémicycle", avait-il en revanche prévenu, assumant ne pas voir l'utilité de débats qui dureraient sans espoir d'aboutir à un compromis avec les oppositions, sauf à dénaturer le texte du gouvernement . 

Une explosion du nombre d'amendements en commission

Résultat, l'examen en commission - où les discussions sont accrochées, mais moins théâtrales que dans l'hémicycle -, prend plus d'importance que par la passé. Un constat notamment illustré par la forte augmentation du nombre d'amendements déposés à cette étape de la procédure législative : 2 872 amendements ont été déposés en commission des affaires sociales sur le budget de la Sécurité sociale contre 1 607 l'an dernier. "Les députés veulent avoir les débats en commission", commente Stéphanie Rist. De la même façon, sur le budget de l’État, 6 072 amendements ont été déposés en commission des finances contre 3 052 en 2022. Mais le temps imparti pour les examiner dans la calendrier budgétaire tel qu'il est prévu ne permet pas toujours aux spécialistes des finances de l'Assemblée de "rentrer dans le fond des débats", regrette Véronique Louwagie. "On passe les amendements à la chaîne, résultat on constate une forte démobilisation des députés de l'ensemble des groupes en commission", déplore la députée Les Républicains. 

Sa collègue socialiste, Christine Pirès Beaune, dit quant à elle avoir remarqué que les députés de la majorité n'étaient "pas toujours très nombreux" durant les débats en commission sur la première partie du PLF, ce qui a contribué au vote d'amendements contre l'avis du rapporteur général du budget, Jean-René Cazeneuve. Anticipant le risque d'être, de toute façon, mis en minorité par des oppositions à la recherche de victoires politiques, certains élus de la coalition présidentielle ont de fait pu intégrer l'idée que le 49.3 étant inévitable, il fallait choisir ses combats.

D'autant que les députés du parti présidentiel ont parfois pu être pris à revers par leurs alliés du MoDem. En commission, ceux-ci ont ainsi voté un amendement visant à taxer davantage les superdividendes, présenté par le président de la commission des finances, Eric Coquerel (La France insoumise), qui avait lui-même repris cette mesure proposée, l'an dernier, par... le président du groupe Démocrate, Jean-Paul Matteï. Le gouvernement n'avait pas retenu la mesure. Dans le même esprit, Pascal Lecamp (Démocrate) a fait voter un amendement visant à instaurer une indexation sur l’inflation différenciée de l’impôt sur le revenu. Sans effet à l'arrivée, puisqu'ils n'ont pas pu être débattus dans l'hémicycle et que le gouvernement ne les a pas sélectionnés dans la version du texte issue du 49.3. 

Quoi qu'il en soit, Kevin Mauvieux Rassemblement national) affiche sa "frustration" et son "agacement". Même s'il estime que "le travail en commission ne fait pas un texte de loi", il déplore un torpillage des débats, pointant notamment "la persistance d’une stratégie d’obstruction" de La France insoumise. Il dénonce la "perte de temps phénoménale" résultant de la multiplication des amendements présentés en commission, défendus un à un par le groupe présidé par Mathilde Panot. 

Même l'examen en commission se retrouve dévoyé. Kévin Mauvieux (RN)

Charles de Courson (Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires), lui, "en a vu d'autres". Siègeant à la commission des finances depuis trois décennies, il ne cautionne pas la méthode du gouvernement, qui "pousse à l’irresponsabilité". Sachant que le 49.3 fera finalement la loi, chaque groupe tente de faire voter des amendements pour s'en prévaloir sans vraiment tenir compte des conséquences financières éventuelles, sachant qu'ils ne seront pas retenus par le gouvernement. "Tout le monde s’en fout, résultat on se fait plaisir, et tout cela ne sert à rien", regrette aussi Charles de Courson. Et le député Liot de mettre en garde les élus des autres groupes, estimant que la multiplication des amendements risque d'aboutir à la fragilisation du droit d'en déposer, selon lui, "le seul qui reste aux parlementaires" dans le cadre des discussions budgétaires.

Une nouvelle méthode en cours de rodage

Face à cette nouvelle donne, la rapporteure générale de la commission des affaires sociales, Stéphanie Rist, exhorte ses collègues à changer leur méthode de travail, appelant les députés à travailler plus "en amont" les textes budgétaires. Avec l'article 49 alinéa 3 de la Constitution, le gouvernement a la liberté de choisir les amendements qu'il veut incorporer au texte final. Une mesure votée en commission et même dans l'hémicycle peut ne pas être retenue par l'exécutif. La majorité et le gouvernement prônent donc le développement d'une "co-construction", en particulier sur le PLF et le PLFSS.

Les ministres organisent à la fin de l'été les "Dialogues de Bercy" et les "Comptes de Ségur" pour présenter aux députés les grandes lignes des budgets de l’État et de la Sécurité sociale. "Ils évoquent aussi les sujets sur lesquels ils sont demandeurs de propositions", explique Stéphanie Rist, qui estime que l'opposition ne "s'empare pas suffisamment de cette possibilité". "Je me suis rendu aux réunions interministérielles, il n’y a eu aucune concertation, aucune co-construction", répond le député Yannick Neuder (LR). "Les comptes de Ségur, c’était une causerie, avec une succession de monologues", regrette-t-il.

Les dialogues de sourds de Bercy ne remplaceront jamais les débats parlementaires. Sophie Taillé-Polian

Consciente que tout cela est nouveau et en cours de rodage, Stéphanie Rist invite les oppositions à la solliciter davantage : "J'ai une facilité de négociation, un lien direct avec le gouvernement", explique la députée qui ajoute : "Les députés d'opposition doivent convaincre le gouvernement, mais aussi la majorité, car un amendement voté par l'ensemble de la commission des affaires sociales a plus de poids."

Malgré cette promesse de co-construction de la majorité, Véronique Louwagie regrette que des amendements qui n'ont même pas été discutés en commission aient parfois été intégrés à la version retenue par le gouvernement après l'utilisation du 49.3. C'est notamment le cas de "l'amendement FIFA", qui instaure un cadre fiscal allégé à l'endroit des activités de gouvernance des fédérations sportives internationales, visant à inciter leur installation ou leur maintien en France. 

Selon les députés d'opposition, la co-construction a d'autres inconvénients : "Quand les macronistes entendent une bonne idée, ils la piquent, ils mettent leur autocollant dessus, puis ils la présentent eux-mêmes", critique Hadrien Clouet (La France insoumise). Le député cite notamment la campagne de dépistage contre les infections aux Papillomavirus, précisant toutefois que "l'essentiel, c'est que cela avance". Yannick Neuder formule la même critique, de façon atténuée : "Parfois ils reprennent nos amendements, parfois ils nous piquent nos idées, ce qui est moins élégant."  

Entre habileté et rapports de force

La situation oblige en tout cas chaque groupe à s'adapter : "Il faut être agile. Comme disait Darwin, celui qui survit c’est celui qui s’adapte", commente Yannick Neuder. Les Républicains présentent leur contre-budget dès la fin de l'été, une façon de mettre en avant leurs "lignes rouges". Le député indique qu'il profite de la discussion générale, qui ouvre les débats dans l'hémicycle lors de l'examen d'un texte, pour interpeller le gouvernement. Et pour essayer d'assurer un temps de parole sur des sujets précis, avant le recours au 49.3, des amendements "d'appels" sont déposés sur les premiers articles. 

La France insoumise a choisi une autre stratégie : "Il faut être entendable du grand public, il faut une pression extérieure qui oblige le gouvernement à reculer", affirme Hadrien Clouet, qui parle d'un "pur rapport de force". "Le but est de communiquer auprès des ONG, des militants, des associations pour que ça remonte de tous les côtés", explique l'élu, qui assure que son groupe a utilisé cette méthode sur la question des franchises médicales. Cela n'est toutefois pas satisfaisant, selon Christine Pirès Beaune. La députée socialiste considère qu'à défaut d'un examen en séance publique de l'ensemble des articles du budget, les dispositions relevant d'"urgences" pour les Français en période d'inflation devraient mériter un débat en bonne et due forme dans l'hémicycle. 

"La seule solution c’est de voter les motions de censure, et de placer le gouvernement devant ses responsabilités", estime Charles de Courson. Une réponse qu'il estime à la hauteur de la pratique gouvernementale qu'il juge "très dangereuse pour la démocratie", tant "l'expression du peuple n’est plus respectée". Si toutes les motions de censure ont jusqu'ici échoué, le député ne doute pas qu'une motion de censure soutenue par Les Républicains "finira par arriver". "Les Républicains rêvent d'une motion de censure co-signée avec LIOT, mais souhaitent le faire sur une problématique qui les identifie fortement, comme l'immigration", avance-t-il.

En attendant une éventuelle censure du gouvernement qui entraînerait la démission du gouvernement Borne, le dépôt systématique de motions à chaque 49.3, en tout cas de la part de La France insoumise, semble banaliser cet outil, avec des débats qui se déroulent dans une indifférence de plus en plus grande et mobilisent de moins en moins les députés, y compris ceux des groupes d'opposition qui n'en sont pas eux-même signataires. 

Pas de quoi donc, à ce stade, inquiéter l'exécutif qui assume la nécessité de doter la France des budgets - Etat et la Sécurité sociale -, nécessaires à son fonctionnement. En parallèle, le gouvernement assure une forme de gestion de la situation en tenant compte du positionnement politique général et de la stratégie, plus ou moins constructive, des différents groupes pour retenir, ou pas, certains amendements. À condition qu'ils ne remettent pas en cause les grands équilibres budgétaires qui ont été fixés. Concrètement, certains amendements LR ou PS ont été retenus, tandis que ceux du RN et de LFI sont écartés. En substance, un membre influent du groupe Renaissance glisse que, même au sein de la majorité, le gouvernement, pour rendre ses arbitrages, est attentif à l'attitude des députés et des groupes de la coalition présidentielle au cours des discussions.

Après l'adoption du PLFSS 2024 en première lecture, suite au rejet d'une motion de censure de La France insoumise, samedi 4 novembre, le PLF 2024 vient, lui aussi, d'être déclaré adopté en première lecture, après le rejet d'un motion également présentée par LFI, jeudi 9 novembre au soir. A l'Assemblée nationale, c'est en quelque sorte la mi-temps de l'automne budgétaire qui, après l'examen des textes au Sénat, se poursuivra entre 49.3 et motions de censure, jusqu'à l'adoption définitive des budgets de l’État et de la Sécurité sociale d'ici à la fin du mois de décembre.