A l'Assemblée nationale, onze commissions d'enquête ont été créées depuis le début de la législature, en juillet 2024. Beaucoup trop, déplorent certains députés, qui critiquent aussi des commissions d'enquête aux visées parfois trop politiques, voire politiciennes. Nombre de commissions, objectifs, comparaison avec les précédentes législatures... LCP a mené l'enquête.
Les commissions d'enquête ? "Il y en a peut-être un peu trop", estimait Yaël Braun-Pivet le 18 mai dernier sur France 3. Quelques jours après l'audition du Premier ministre, François Bayrou, par l'instance travaillant sur les violences dans les établissements scolaires, la présidente de l'Assemblée nationale mettait en garde contre un éventuel dévoiement de cet outil parlementaire : "On a des commissions d'enquête qui sont instrumentalisées par certains camps politiques pour en faire des objets strictement politiques, des tribunes [et] c'est dommage." Depuis juillet 2024 et le début de la 17e législature, née de la dissolution voulue par Emmanuel Macron, pas moins de onze commissions d'enquête ont vu le jour au Palais-Bourbon. Onze en moins d'un an, donc.
En guise de comparaison, il y en avait eu 19 sous la précédente législature, qui a duré de 2022 à 2024, et 25 lors du premier mandat d'Emmanuel Macron, entre 2017 et 2002. Davantage que sous le mandat de son prédécesseur François Hollande, avec 17 commissions d'enquête créées de 2012 à 2017. Et, en remontant encore plus loin, il n'y en avait eu que 6 pendant la 13e législature, celle qui s'est tenue sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012).
Comment l'expliquer ? Cette constante augmentation est avant tout mécanique et liée à la révision constitutionnelle de 2008, qui a renforcé le "droit de tirage" permettant à chaque groupe parlementaire d'inscrire à l'ordre du jour, une fois par session ordinaire, une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête. En 2014, une modification du règlement de l'Assemblée nationale a rendu ce droit encore plus effectif puisqu'il suffit désormais que le président d'un groupe minoritaire ou d'opposition en fasse la demande pour qu'une commission d'enquête soit créée, à condition toutefois qu'elle réponde aux conditions requises.
Or, cela n'aura échappé à personne, l'hémicycle de l'Assemblée nationale est politiquement très morcelé : pas moins de onze groupes – dont huit d'opposition et deux dits "minoritaires" – le composent (contre seulement six en 2012 sous Hollande et quatre en 2007 sous Sarkozy), multipliant ainsi le nombre possible de commissions d'enquête, via le "droit de tirage".
A quelques semaines de la fin de la session ordinaire, cinq groupes s'en sont servis : le groupe Ecologiste et social sur "les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements" ; le groupe Libertés, indépendants, Outre-mer et Territoires sur "l'organisation du système de santé et les difficultés d'accès aux soins"; le Rassemblement national sur "les freins à la réindustrialisation de la France" ; le groupe Gauche démocrate et républicaine sur "la politique française d'expérimentation nucléaire dans le Pacifique" ; et La France insoumise sur "l'organisation des élections en France. La demande du groupe Droite républicaine, qui souhaitait enquêter sur "les liens existants entre les représentants de mouvements politiques et des organisations et réseaux soutenant l’action terroriste ou propageant l’idéologie islamiste", en visant clairement LFI dans l'exposé des motifs du texte, a été jugée irrecevable la semaine dernière. Mais le président des députés LR, Laurent Wauquiez, vient d'en déposer une nouvelle version dont la recevabilité sera examinée prochainement.
A ce stade, au sein de l'opposition, le groupe Socialistes et le groupe Union des droites pour la République sont les seuls à ne pas encore avoir fait usage de leur "droit de tirage". Selon nos informations, ils devraient cependant le faire l'un et l'autre au cours de ce mois de juin.
Et ce n'est pas fini. A cela s'ajoute une commission d'enquête créée de manière transpartisane sur "les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs". Deux autres avaient commissions également été reprises de la législature précédente, et relancées en octobre 2024 : sur "les violences commises dans les secteurs du cinéma, de l'audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité", et sur "les manquements des politiques publiques de protection de l'enfance". Dernière création en date, jeudi 5 juin, l'Assemblée nationale a approuvé le lancement d'une commission sur "les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins", proposée par le groupe Gauche démocrate et républicaine dans le cadre de sa journée d'initiative parlementaire.
Sans oublier les deux commissions permanentes qui se sont dotées au cours de la session des prérogatives d'une commission d'enquête. Cela a été le cas de celle des affaires culturelles et de l'éducation qui a travaillé sur les violences dans les établissements scolaires, après les révélations à Notre-Dame de Bétharram, et celle des finances qui s'est penché sur le dérapage du déficit public en 2023 et 2024.
"Ce qui commence à faire beaucoup par moment effectivement", reconnaissait fin mai le député Philippe Gosselin (Droite républicaine), lors d'une discussion dans la salle des Quatre-Colonnes de l'Assemblée nationale. Mais davantage que le nombre, c'est l'attitude de certains députés, nommés rapporteurs ou présidents de ces commissions, qui est critiquée. "Ça peut ressembler à un tribunal politique", regrettait Philippe Gosselin, revenant sur l'audition de François Bayrou : "J'ai eu l'impression que certains avaient un peu envie de faire la peau du Premier ministre. Une commission d'enquête ne doit pas enquêter sur la partie judiciaire, et le principe c'est qu'elle ne soit pas à charge, mais aussi à décharge." Le même jour, à quelques mètres, son collègue Harold Huwart (LIOT) s'indignait au micro de LCP que les commissions soient "devenues des théâtres où les députés jouent les procureurs (...) pour pouvoir exister" et estimait que "l'on touch[ait] à la limite de l'exercice". Un dévoiement parmi d'autres, selon lui : "Il y a trop de commissions d'enquête, oui. Il y a aussi trop de résolutions, trop de propositions de loi. Aujourd'hui, toute la machine se dérègle."
De son côté, la présidente du groupe Rassemblement national, Marine Le Pen, dénonçait récemment une "dérive", qui "consiste à se servir des commissions d'enquête pour essayer de nuire à ses adversaires politiques". Quant à son homologue du groupe Les Démocrates, Marc Fesneau, il appelait à ce "qu'on arrête avec les commissions d'enquête" à l'Assemblée nationale, "parce qu'on en fait des objets politiques permanents". "Il ne s'agit pas de combattre, il s'agit d'accuser l'autre", déplorait ce proche de François Bayrou sur Radio J.
"J'ai conduit avec Sandrine Rousseau une commission d'enquête. Je vois vraiment la différence d'approche [par rapport à d'autres commissions d'enquête]. Nous, nous n'avons pas fait une sortie médiatique à chacune de nos auditions", avait également critiqué en mai le député Erwan Balanant (Les Démocrates), lors du point presse hebdomadaire de son groupe, au cours duquel il avait fait part de ses "interrogations sur la conduite des auditions" de la commission d'enquête sur les violences dans les établissements scolaires.
Le mandat parlementaire n'est pas fait pour être exercé sans cumul des mandats. Je ne vais pas dire qu'ils s'occupent, mais un peu quand même... Un député Ensemble pour la République
Député du groupe La France insoumise, Hadrien Clouet ne partage pas le même avis. "Les commissions d'enquête apportent des informations utiles aux Français. C'est comme ça qu'on contrôle réellement l'action de l'exécutif", estime-t-il, renvoyant aux "pouvoirs très élargis" des commissions d'enquête du Congrès américain ou du Bundestag allemand. Egalement sollicité par LCP, un député Ensemble pour la République voit une autre raison à la multiplication de ces commissions : "Le mandat parlementaire n'est pas fait pour être exercé sans cumul des mandats. Je ne vais pas dire qu'ils s'occupent, mais un peu quand même..." Lui-même auditionné fin mai par la commission d'enquête sur les plans de licenciements, l'ancien ministre de l'Economie et du Redressement productif (2012-2014), Arnaud Montebourg, s'étonnait : "Je suis tout le temps en commission d'enquête. Je ne sais pas ce qu'il se passe. On ne fait plus de lois, alors on fait des commissions d'enquête."
Le sujet fait en tout cas beaucoup parler. Mardi 4 juin, lors de l'examen de recevabilité de la commission d'enquête voulue par Laurent Wauquiez, la députée Blandine Brocard (Les Démocrates) avait appelé à "ne pas banaliser ce qui doit rester un outil exceptionnel de contrôle parlementaire". "La création en série de ces commissions finit par affaiblir leur portée, en diluant leur impact, en accaparant massivement nos agendas", expliquait-elle, ajoutant qu'elles ne devaient pas "devenir des instruments de règlements de comptes politiques, ni se substituer à l'autorité judiciaire".
Des propos auxquels s'est associée Léa Balage El Mariky (Ecologiste et social), selon laquelle une commission d'enquête "peut bien évidemment être inspirée par des motifs politiques, au sens noble du terme, mais ne peut pas être dicté par des manœuvres politiciennes".
Alors trop politiques ces commissions ? S'il y en a certes beaucoup plus qu'il y a quelques années, ce n'est pas la première fois qu'une commission d'enquête est jugée trop politique, par les défenseurs des uns ou les partisans des autres. Retour en 2013. A la suite de l'affaire Cahuzac et de la démission du ministre du Budget de l'époque, accusé de fraude fiscale, une commission d'enquête avait été créée sur les "éventuels dysfonctionnements dans la gestion d'une affaire qui a conduit à la démission d'un membre du gouvernement". Alors président de l'instance, le député Charles de Courson (qui était alors membre du groupe UDI) avait mis en cause François Hollande, assurant avoir "les preuves" que le chef de l'Etat était au courant du comportement fiscal de Jérôme Cahuzac. Il avait également accusé le ministre de l'Economie et des Finances, Pierre Moscovici, d'avoir "trompé les Français".
Vous tentez de donner chair à une thèse politique, développée avant même le début de votre enquête. Pierre Moscovici à Charles de Courson, en 2013
Ce qui lui avait valu une réponse écrite de ce dernier : "Votre comportement montre que, loin de chercher à établir une vérité de façon impartiale, vous tentez de donner chair à une thèse politique, développée avant même le début de votre enquête." Charles de Courson avait, en retour, lui aussi pris la plume et persisté, jugeant "de tels propos étonnants de la part d'un ministre qui n'est plus membre du Parlement et qui s'autoproclame innocent de tous les reproches qui lui sont adressés !" "La commission d'enquête appréciera", concluait-il.
La suite n'avait pas été plus simple. Les députés UMP, alors premier parti d'opposition, avaient suspendu leur participation après le refus de la commission d'entendre le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault. Puis, ils avaient rejeté "en bloc" les conclusions du rapporteur et député du PS, Alain Claeys, qui blanchissaient l'exécutif et insistait sur le fait que la justice n'avait pas été "entravée". "Nous avons décidé de ne pas cautionner cette mascarade qui humilie le Parlement. Cette commission n'avait d'enquête que le nom", s'était indigné le président du groupe UMP, Christian Jacob, lors d'une conférence de presse.
La commission a été torpillée par les relais du prince à l'Assemblée. Guillaume Larrivé (Les Républicains), lors de l'affaire Benalla
Cinq ans plus tard, à l'été 2018, la commission des lois, présidée par Yaël Braun-Pivet (La République en marche), s'était dotée des prérogatives d'une commission d'enquête pour se pencher sur l'affaire Benalla, afin de "faire la lumière sur les événements survenus à l’occasion de la manifestation parisienne du 1er mai 2018". Au bout de seulement quatre jours d'auditions, celle-ci avait cependant implosé de l'intérieur. La raison : là encore, un désaccord entre la majorité présidentielle et l'opposition sur la liste des personnes à entendre. "La commission a été torpillée par les relais du prince à l'Assemblée. Les macronistes resteront donc entre eux pour bâcler un rapport dont les conclusions leur ont déjà été dictées par l'Elysée", avait alors dénoncé le co-rapporteur, Guillaume Larrivé (Les Républicains), en claquant la porte.
A l'époque, au micro de LCP, le député Eric Ciotti (alors membre des Républicains) avait critiqué une "parodie" de commission d'enquête, tandis que Marine Le Pen (Rassemblement national) dénonçait l'attitude de Yaël Braun-Pivet qu'elle considérait comme étant "aux ordres directs de l'Elysée, car il ne peut pas en être autrement". "S'ils bloquent, c'est que eux aussi veulent couvrir la vérité comme l'Elysée le fait depuis le 2 mai", renchérissait Eric Coquerel (La France insoumise).
Aucun rapport en bonne et due forme n'avait finalement été publié, seulement les "compte-rendu" des auditions. "Force est donc de constater que nous sommes dans l’impossibilité de poursuivre nos travaux", indiquait alors la présidente de la commission, Yaël Braun-Pivet. C'est finalement au Sénat - où l'opposition à Emmanuel Macron était majoritaire - qu'une commission d'enquête, pas moins politique selon ses détracteurs, avait publié un rapport en février 2019.